Prendre au sérieux un castor en peluche ? Oui.


FILM OU CADRE ?



Le cadre d’un film joue sur la perception qu’on a de lui. Un peu comme celui d’un tableau, ce cadre dirige l’interprétation et oriente nos conclusions. Rares toutefois sont les réalisateurs qui, comme Foster pour Le complexe du Castor, manipulent directement notre interprétation en touchant à ce cadre plutôt que de se concentrer sur le film, qui en théorie contient déjà naturellement, en tant qu’objet fini, certains motifs à notre ressenti – le cadre n’est pas l’œuvre, après tout. Néanmoins elle semble avoir pris un malin plaisir à se ficher du contenu pour… qu’on ne puisse pas le ficher.


Le film a été sorti de la Black List de 2008, un sondage conçu (et qui agit) comme la poubelle d’Hollywood. On ne le connaît paradoxalement que pour les pépites que des artistes attendris arrivent à en sortir. On peut supposer que les artistes attendris qui ont su voir le potentiel du scénariste Kyle Killen, en l’occurrence, étaient Foster et Gibson, liés dans l’entreprise par le courage de leur amitié. Ce dernier sortira d’ailleurs aussi le Castor d’une poubelle.



DR. BEAVER ET MR. WALTER



Le Castor, ou Mr. Beaver en VO dans le texte, c’est une marionnette dans laquelle le personnage de Gibson (Walter Black) va déverser sa personnalité maniaco-dépressive jusqu’à lui faire mimer et ventriloquer sa vie entière.



Hello. The person who handed you this card is under the care of a prescription puppet, designed to help create a psychological distance between himself and the negative aspects of his personality. Please treat him as you normally would, but address yourself to the puppet. Thank you.



Pour quoi faire ? Pour se guérir lui-même de cette dépression profonde qui est la cause de sa séparation d’avec sa femme (Foster) et de l’écroulement de son business jadis prospère. Pour rendre ça un peu crédible au regard des autres personnages, il va faire croire que c’est une prescription de son psychiatre, une technique “qui fait un tabac en Suède”. L’étape d’après, c’est de rendre son comportement crédible aux yeux du spectateur, et ce n’est pas gagné.



This is a picture of Walter Black, a hopelessly depressed individual.




EMPATHÉTIE



La mine d’abord piteuse, le film se fait un allié primordial et précoce de l’attendrissement qu’on éprouve en tant que spectateur et qui a en fait motivé tous les étages de sa création : le script et le Castor ont tous les deux été sortis d’une poubelle (je l’ai dit) et ils ont accédé chacun à la postérité parce que quelqu’un, à un moment donné, a éprouvé de la pitié à leur égard. L’amorce n’en est que plus geignarde mais elle devient aussi décalée et opaque – une soupe atmosphérique qui est sûrement la cause à ce que des critiques tels que Roger Ebert partagent mon sentiment d’une première partie frisant le ridicule.


Mais l’attendrissement va nous être vital, nous faisant vite oublier le peu de pertinence de sa genèse, et rendant du même coup la crédibilité facultative – oui, carrément. C’est notre petit cœur tout ramolli qui va nous attacher au Walter surjouant tellement sa dépression (j’ai bien dit Walter le personnage, pas Mel l’acteur) qu’elle atteint le registre pathétique, et qui va créer notre lien avec Mr. Beaver.



Starting over isn’t crazy. Crazy is being miserable and walking around half asleep, numb, day after day after day. Crazy is pretending to be happy.




QUAND UNE PELUCHE DEVIENT PERSONNAGE



Filmée en gros plans mignons (ou “du rôle empathique du grand angle”) et animée avec attachement par la main de Walter, la peluche oscille entre l’absurde et le rigolo, faisant simultanément sourire et froncer les sourcils. Le froncement s’accentuera quand Mr. Beaver aura fini de “réparer” Walter : un peu précipité par une voix off colmatant les transitions à coups de Scotch (vous savez, le gros marron, là), le processus de guérison fait de nouveau de lui un bon père et un mari parfait. Hm. Weird flex but okay.


Ici, on voit totalement pourquoi Jim Carrey a été considéré pour le rôle, et il n’en faut pas beaucoup pour avoir l’impression que c’est lui qui incarne la seconde personnalité de Gibson, celle qui ravive son accent australien et barbouille son dialecte de “hoy, mate” pour faire parler et se mouvoir la marionnette : cette grande naïveté dans le drame, c’est totalement le genre de Carrey (pas l’accent australien, évidemment) et on n’a aucun mal à imaginer une version à la Tom Shadyac du Castor : il aurait pu être un élément de comédies comme Menteur menteur ou Bruce tout-puissant – que ce soit voulu ou non, Foster retrouve en tout cas les quelques fibres qui ont fait marcher ces comédies sur la corde raide du blockbuster tragicomique.



No, Meredith, you’re talking about a bloody puppet. We’re talking about a miracle.




FOSTERING THE DOUBT



Son film ne se prétend surtout pas psychologique ou psychocohérent (Walter lui-même a inventé la “marionnette thérapeutique” pour justifier au regard du monde la dissociation de sa personnalité) mais il le devient de lui-même : la marionnette ne cessera jamais de nous paraître trop étrange, même lorsqu’elle devient le PDG (oui oui) et la mascotte de l’entreprise de Walter, dont elle devient responsable de la renaissance. Juste parce qu’elle est mignonne, elle masque le drame d’un profond délabrement psychologique, ce qu’on ressent durement et qu’on peut difficilement tolérer (certains spectateurs décrocheront d’ailleurs définitivement à cause de cette fausseté qui dure loooongtemps – et ça se comprend).


À cet endroit-même où le Castor, en tant que mascotte, revêt son apparence la plus pure d’inoffensif muppet, et au-delà du dérangeant déni de la maladie mentale par Walter ET le film à la fois, quelque chose ne va pas : même les films avec Jim Carrey ont un débouché violent ; Walter ne va pas parler avec sa main pendant le reste de sa vie, le bobard ne va pas tenir toujours et la patience de sa femme trouvera ses limites (d’autant plus vite avec Foster).


Avant que tout cela n’arrive à une conclusion concrète, une relation d’amour-haine entre le spectateur et le Castor commence, ce en quoi la traduction du titre est bien trouvée et a eu raison de ne pas se restreindre à être littérale : le Castor est… complexe. D’ailleurs, il n’a même pas de nom : comment pourrait-on lui faire confiance ? Le doute s’installe que Foster prendra soin de ne pas résoudre avant longtemps – ce pour quoi j’admire son film.


Des deux fils de Walter (le petit qui aime autant le Castor que son père et pour qui l’on s’inquiète qu’il ne vienne à les confondre dans son jeune esprit, ou le grand qui trouve toute l’idée du traitement débile et dont on s’inquiète qu’il provoque la rupture d’avec son père), on ne sait plus auquel donner raison : faut-il montrer de l’affection ou du scepticisme pour Walter et son compagnon fourré ?



MANIPULER LE CADRE



Ce qui rendait l’introduction désagréablement indécise s’est bonifié mais est demeuré là : Foster manipule encore le cadre, bloquant notre interprétation, nous imposant le dilemme, nous rendant impossible de faire le moindre choix empathique. Seul son propre personnage évolue à l’aise dans ce ballet mental dont elle a particulièrement pris soin qu’il lui convienne, à défaut de le départir de son style trop clinique qui trouvera son paroxysme avec Money Monster cinq ans plus tard, et à l’inverse de la magnifique représentation de l’instinct maternel qu’elle avait distillé dans Little Man Tate – il est toutefois probable qu’un tel traitement était nécessaire pour lui permettre de toucher à la racine de notre ressenti sans lui mettre autre chose sous la dent qu’une nullité prémâchée.


The Beaver omet cependant de transmettre une intimité qui soit durable : la famille, dans l’esprit de Foster, est une machine paramétrable qui se dispense visiblement de tendresse au-delà des quelques scènes convenues par le standard. Mais il n’y a bien que ça de standard. Quand on y pense, il fallait même oser le faire, ce film. Un peu inconfortable mais trop tentaculaire (l’air de rien) pour être taxé de malsain, le scénario va jusqu’au bout de son concept – en cela, on peut remercier le caractère de Foster, que cela tenait à cœur d’éplucher petit à petit le visuel marrant pour ne laisser que le noyau dur et amer, pétri de fortes émotions négatives et d’une lutte acharnée et usante contre la maladie, jusqu’à la coupure. Littérale. Celle du bras de Walter avec le Castor au bout.



CONCLUSION



Pour aller aussi dans la comédie noire, Foster a dû en faire une comédie de l’or noir : refusée par plusieurs studios, elle a trouvé un financement en Arabie Saoudite pour que son idée vienne au monde. Film d’amitié, scénario familial, ne nous y méprenons pas : sous l’épaisse couche d’un divertissement à peine original, se cache pour qui veut la voir une production avec une forte personnalité ainsi que l’impitoyable et très sérieuse manipulation de l’esprit humain par une adorable peluche.


Dans une puissante trahison de l’attachement qu’elle a elle-même créé, Foster parvient à faire de son Gibson d’ami la marionnette de lui-même même si, derrière le courage de faire écrouler son propre château de cartes, elle ne cache pas d’atouts majeurs et ne justifie pas toujours la gêne qu’elle répand à l’étage psychologique. Si toutefois cette dernière n’envahit pas le spectateur et qu’il sait la gérer, il y verra peut-être un ingenrable succès.



This is a picture of Walter Black, who had to become The Beaver, who had to become a father, so that one day this might just become a picture of Walter Black.


EowynCwper
7
Écrit par

Créée

le 29 mars 2020

Critique lue 69 fois

Eowyn Cwper

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