Feu Follet, évanescence d’une vie

La construction du long métrage de Louis Malle naît dans notre intériorité, notre sensibilité. C’est un film d’émotions et c’est ce qui permettra à chaque spectateur de se sentir touché, non pas par ce qu’il voit mais par ce qu’il ressent, et c’est ce que Louis Malle a réussi à produire en moi.


La scène d’ouverture incarne toute l’âme du film. C’est un moment d’intimité entre Alain (Maurice Ronet) et Lydia (Léna Skerla). La chambre et le temps semblent suspendu dans cet espace. Les plans sont longs et centrés sur les regards posés par les personnages. On prend le temps d’observer non pas la personne mais l’âme. Les émotions qui s’en dégagent, surlignées par la mélodie des Gymnopédies de Satie, sont à fleur de peau. Les mots échangés sont des banalités, on apprend bien plus par les yeux que par la parole. Cette scène permet de débuter un voyage dans l’intériorité du personnage d’Alain.
Alain semble incarner une émotion que l’on a tous enfouie en nous. Cette mélancholie qui aimerait que l’on se détache de ce qui fait la vie, de ses contraintes sociales et du temps qui passe. Il remet justement en question tout cela : l’intérêt de se construire une vie par une famille, un travail ou un projet. Cela, ses amis ne le comprennent pas, en dehors d’Eva (Jeanne Moreau). Malgré cette compréhension de sa part, elle a également une existence sociale. Elle aussi a un rapport à l’addiction, mais ce n’est qu’un passe-temps qu’elle partage avec des amis. Alain lui, est un ancien alcoolique. Pourtant, il est autant rejeté et jugé par les amis drogués d’Eva que par les gens ayant une situation sociale. Il n’est pas accepté par la société. Il n’est ni un drogué ni une personne avec un statut social définit.

Alain est un spectateur de la vie, tandis que nous, nous sommes les spectateurs d’une vie. Ce parallèle permet de comprendre que son regard, tout comme le nôtre est biaisé et déformé. Ce que l’on voit est une image, une construction qui peut être mensongère. Lui comme nous, regardons par le prisme d’une lentille. Cette particularité du regard est plusieurs fois mise en scène par Louis Malle. Cela commence lors de la scène d’ouverture. Alain regarde Lydia par le reflet du miroir. Il la voit se maquiller, se coiffer, se construire une image. Plus tard, il regarde par la fenêtre et prend le temps d’observer le monde extérieur, les interactions. Au moment d’aller retirer de l’argent il y a cet échange froid et silencieux entre lui et le banquier qui en dit plus long sur la pensée des deux personnages que n’importe quelle parole. Il n’adhère pas au concept de l’argent. Cela est flagrant lorsqu’il donne sa montre à la bonne qui lui ouvre la porte. Il semble tout à fait détaché. Enfin, un autre moment significatif est lorsqu’il rejoint Eva dans sa galerie d’art. Ils se regardent et se parlent au travers d’une porte en verre. C’est le seul moment où il semble y avoir une certaine vie dans le regard d’Alain, mais la source de son bonheur est inaccessible, il ne peut pas la toucher. A plusieurs reprises on le surprend en train de regarder le monde mais lui ne le voit pas. Le désespéré voit passer la vie sans qu’elle ne le rencontre. C’est seulement au moment où il semble songer à recommencer à boire qu’il sera enfin remarqué par autrui. Son regard est surpris par un homme à une table qui vole des pailles. Cela semble le mettre mal à l’aise d’être à nouveau remarqué. Avec ce verre d’alcool, il a de nouveau une étiquette sociale et est donc intégré à la société. Cependant, avec cette gorgée d’alcool son ouverture au monde s’évanouie et éteint son regard, seul élément le rendant encore vivant. La vie passe et lui attend.


Dès le début du film il n’y a pas de vie en lui. Il ne s’aime pas, et ou peut se demander dans quelle mesure il est possible d’aimer la vie si l’on ne s’aime pas soi-même. Sans amour, il n’y a pas de vie et la seule issue est la mort. Cette mort qui est en lui, est représentée par l’une des principales caractéristiques du personnage qu’il ne cessera de rappeler tout au long du film : « Je ne peux pas toucher ». La privation de ce sens est la première rupture entre le monde vivant et lui-même. Cet aspect peut être perçu autant d’un point de vue littéral que symbolique. Il n’est touché par rien, que ce soit matériellement, intellectuellement ou émotionnellement. La vie lui est inaccessible. Cela explique pourquoi la seule once de joie qu’il entraperçoit en retrouvant Eva est avortée. Ce n’est qu’une image déformée. L’émotion est morte une fois qu’il la rejoint physiquement.


Ce qui suscite son envie, ce sont les choses inaccessibles. Les femmes et le temps. Il aimerait retourner au moment de sa jeunesse où tout ce qui comptait était l’émotion, le moment présent, sans soucis du futur. Avec les femmes c’est un peu la même chose. Celles qu’il a, il ne les aime pas : sa femme, Lydia. Elles semblent perdre de la valeur. En revanche Solange « tu es la vie » selon ses propres dires. Elle incarne l’inaccessible puisqu’il ne pourra jamais l’avoir. Finalement, en n’ayant d’attrait que pour ce qu’il ne peut posséder ou contrôler, il n’a rien. Ni amour, ni vie. Il apparaît clair que la seule chose sur laquelle il lui est possible d’avoir une incidence est la mort.


Finalement, on sait peu de chose sur Alain, il en dit peu sur ses pensées. L’ingéniosité de Malle est de nous le faire percevoir d’un point de vue purement subjectif. Lui-même n’arrive pas à construire ses pensées. Il ne sait pas écrire. Lorsqu’il essaie, il finit par gribouiller. Le journal qu’il tenait ? Déchiré. Il semble refuser de se construire une identité, une place dans le monde. Il ne souhaite pas laisser de trace. C’est pourquoi, avant de se tirer une balle dans le cœur, il prend le temps de ranger toutes ses affaires. Sa chambre incarne son état d’esprit. Elle n’est qu’un patchwork d’articles grossièrement découpés et collés au murs, d’objets éparpillés, d’un échiquier, de photos de Lydia, de sa femme et d’un pistolet. Même la pile de paquet de cigarette s’écroule. Cette chambre, qui symbolise son intériorité, donne une impression claustrophobique et renforce sa solitude. Il ne parvient pas à construire et formuler une pensée. Cela est flagrant lorsqu’il tente d’envoyer un télégramme à sa femme ; il énumère plusieurs potentielles réponses, toutes dans un état d’esprit différent. Finalement, la réponse à retenir serait « Ma lettre jette là, elle ne veut plus rien dire ». Car sa lettre d’adieu, c’est ce film, et on sait quand celle-ci prendra fin dès le début : « 23 juillet. »


Louis Malle s’adresse à notre subjectivité, il tente de toucher la sensibilité des spectateurs en tant qu’individus. Feu Follet semble être hors du temps. Il retranscrit des émotions auxquelles notre vécu et notre perception réagissent. C’est un moment de poésie instrumentalisé par le cadrage, le montage, la lumière, le son et le jeu d’acteur. Le pari est risqué car pour atteindre la sensibilité de son public, celui-ci doit être en position de réceptionner l’essence du film. Le cas échéant, le long métrage peut apparaître comme étant l’histoire d’un homme qui a une volonté d’autodestruction. Or, Alain n’est que la personnification d’une mélancholie à la fois personnelle et commune qui vie en nous de manières différentes.

LadyCho
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le 15 nov. 2020

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