« Maintenant, à part réaliser un film sur deux types qui discutent dans une cabine téléphonique, je ne peux plus faire grand-chose »

J’ai cru entendre dire que Joseph L. Mankiewicz avait dit ça, quelque part entre 1962 et 1972, c’est-à-dire après Cléopâtre et avant Le Limier. C’est que Mankiewicz est le réalisateur du film qui sonna définitivement le glas du vieil Hollywood, le fameux Cléopâtre, gouffre financier, gouffre artistique, et que, dorénavant son réalisateur devrait se serrer la ceinture. Et c’est là le point de départ de Sleuth, qui en anglais signifie "limier", "détective", ayant été ainsi tout naturellement traduit en français par Le Limier. Ça commence donc par une blague. Et s’en est une.

Un clown qui monte sur une échelle et entre par effraction par les vitraux du premier étage d’un vieux manoir à l’anglaise. Ça vous semble absolument délirant. Ça l’est, sans aucun doute. Et pourtant, une fois qu'on est devant le film, cette scène nous paraît tout à fait cohérente. C’est que le scénario est labyrinthique, excentrique, et tellement fastidieux. Il est d’origine théâtrale, on peut même en dire que c'est une tragi-comédie, signée Anthony Shaffer, et ça se voit réellement. En voici le début –Andrew Wyke (Laurence Olivier), écrivain de roman policier anglais plus extravagant qu’élégant invite chez lui l’amant de sa femme (Michael Caine), coiffeur qu’il méprise complétement – il n’est qu’à moitié anglais, parle avec un drôle d’accent et n’a pas d’argent. Il lui fait, alors, une proposition –Milo aimant sa femme, lui souhaitant sans séparer, il faudrait que Milo lui vole ses bijoux (assurés) afin qu’il ai les moyens de partir avec elle. Le reste, tout aussi loufoque, est un féroce jeu du chat et de la souris, que je ne veux absolument pas vous dévoiler, au risque de desservir le film.

La distribution est superbe –Olivier, acteur Shakespearien, s’amuse dans son rôle de détestable aristocrate anglais, rôle qu’on imagine difficilement être tenu par quelqu’un d’autre. Michael Caine, choix plus étonnant, endosse de son côté très bien la figure du coiffeur, dans ce duel si théâtral qui se déroule d'ailleurs presque en huit clos.

Le film commence par un Laurence Olivier dans le jardin anglais de son manoir encore plus anglais au milieu d’un labyrinthe dont on ne trouve la solution que lorsque l’on en connait le secret qui nous permet de tricher. L’affiche originale, quant à elle, arbore symétriquement ses deux têtes d’affiche , comme pour insister sur la dualité, avec sur chacune une loupe sur l’œil gauche. Dans l’ouverture du film, on voit des maquettes miniatures de pièces de théâtre. Le générique, sur lequel vous pourrez revenir après l’avoir vu, en remarquant que Mankiewicz s’est bien moqué de lui, et surtout s’est bien moqué de vous. Tout s' annonce grotesque et insolite. Il en va de même pour l’essentiel du film, qui se déroule à l’intérieur d’un manoir dont le bon goût anglais est, il faut bien le dire, terriblement kitsch et oppressant, tant ses pièces sont remplies de billards, jeu d’échecs, poupées, bibelots fétichistes, déguisements de cirque où de théâtre. Tout est trompeur, tout suggère le jeu, et tout y est, au millimètre près, implacablement mené. Quelle mise en scène ! Ce film, c’est une véritable mascarade, un piège dans lequel nous tombons avec grand plaisir. C’est un jeu d’adresse donc, diaboliquement intelligent, d’un style vraiment très anglais autant baroque qu’irrésistible, l’expérimentation d’un grand réalisateur à rapprocher de Duel de Spielberg où La Corde d’Hitchcock, qui n'a, en termes de cynisme et d’humour noir, pas de réels équivalents.

nmarinel
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le 23 juil. 2018

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