Comme film historique, et uniquement à ce titre.

Car il y a quelque chose de l'essence des échecs que l'on croit rater en regardant les pièces se mouvoir, sous les yeux luisants des personnages, quelque chose à côté de quoi l'on passe totalement. C'est vrai! Mais il y a quelques raisons explicables à cette amertume que l'on aura éprouvée

Les aspects techniques du jeu ne sont pas abordés, et celui-ci est sans cesse ramené à sa puissance géopolitique. Je ne crois pas qu'afficher successivement des journaux télé espagnols, chinois, français, russes, soit le meilleur honneur dont on puisse orner les échecs, ni même peut-être la confrontation entre Fischer et Spassky.
Voilà le principal problème du film: il raconte l'histoire de l'histoire. Non sans introspections certes, car le personnage de Fischer qui devient fou progressivement, est aussi abordé depuis sa psychologie dérivante, mais elles restent toujours dans une perspective informative. Les raisons précises des angoisses de Fischer, ses obsessions particulières, les ressorts de sa folie, n'apparaissent pas ici en eux-mêmes, et un exemple qui le montre bien est la manière de filmer ce brave Tobey Maguire de près, lorsqu'il joue. Il est concentré, mais on ne sait pas ce qu'il pense. Malheureusement, je veux bien concéder que l'image d'un joueur se mordant l'ongle devant l'échiquier soit très photogénique, mais ça ne suffit pas en fait - l'acteur est brillant soit dit en passant. Jamais aucun coup n'est analysé de façon à ce que le spectateur se rende compte du génie qui l'a engendré. Expliquez- le! Quoi? Le premier venu est trop bête? Non, non, ce n'est pas cela: Fischer est trop intelligent.

Oui oui, oui oui. Mais c'est là un biais peu convaincant, pour souligner qu'un personnage est un génie, que de lui faire faire des coups qu'on ne comprend pas! Aucun n'est expliqué dans le détail, c'en est vexant! Alors pour faire plus vrai, on montre derrière les spécialistes qui enlèvent leurs lunettes d'un air ahuri parce que quand même on a affaire à un sacré chenapan. Mais bon, d'accord, ce film est un film historique. D'accord

Ah, si, forcément, il y a le président des Etats-Unis qui est présent dans le film, donc si.
...
Ce qui frappe, c'est l'absence d'unité dans le propos tenu. Je veux bien qu'on se serve de l'histoire de Bobby Fischer pour en faire une projection métonymique des enjeux politiques qui divisent les Etats-Unis et la Russie pendant la Détente. Mais cette irruption du caractère mondial des échecs n'est là que pour embêter le monde. Les journalistes sont les pires vermines, que le héros balaye en permanence d'un revers de main. Les relations avec le président, ainsi que les associations publicitaires, sont gérées par l'avocat, dont on se moque complètement, qui est lui-même d'ailleurs sans cesse congédié par Fischer. Ah oui, tant qu'on est sur les amis, il y a aussi un prêtre, qui l'accompagne. Un personnage relativement fort aux échecs, sorti on ne sait d'où à peu près, et qui va épauler notre champion en jouant parfois contre lui. Il a le mérite de ne pas participer aux ébahissements naïfs de tous ses amis, en considérant que jouer aux échecs est un pari vertigineux (oui, il existe dix puissances cent vingt parties d'échecs ayant un sens échiquéen!) et qu'il est normal de devenir fou, paranoïaque. C'est la partie intéressante du film, qui compare Fischer à un autre dieu des échecs: Paul Morphy qui errait dans le vieux carré français de la Nouvelle-Orléans à la fin de sa vie en parlant à des hommes invisibles. Oui, c'est vrai. L'aura des génies intrigue. Mais vous en loupez l'étoffe, sans faire suffisamment d'efforts d'approfondissement des diverses personnalités, ni mettre à profit des réalités purement documentaires intrigantes. J'aurais bien aimé voir un peu plus le côté obscur de ceux qui trichent en cachette. Au début du film, Fischer se scandalise contre ce qu'il appelle un complot, mené stratégiquement en tournoi par les russes dans le but d'entretenir l'excellence du pays aux échecs.

> Les russes organisent des matchs nuls pour préserver leurs éléments
> forts, et marquer des points, afin que ce soit statistiquement
> impossible pour moi de gagner!

J'aimerais pouvoir partager cette haine du complot! Mais on ne nous permet pas, car celui-ci n'apparaît pas en lui-même. On voit bien que tout cela est imprécis. Bien qu'attaché à la réalité historique, le film n'en remue pas trop les ficelles, comme éternellement cantonné sur des faits seuls. Il y a ceci, il y a cela
Mais quelque chose d'autre reste en travers de la gorge. C'est l'inconséquence de certains mouvements, rendant une sensation de décousu. A un moment donné, Fischer part du tournoi, il fugue, bon. Son avocat vient le chercher, il lui dit que Spassky a finalement accepté de jouer dans la salle de ping pong. Fischer répond "Pourquoi je rentrerais, hein?" et le plan d'après c'est ce match dans la salle de ping pong. Non! Il vient de fuguer, quand même, je sais pas! Faites quelque chose des décisions prises par vos propres personnages! Le sentiment général, c'est que les actions se succèdent davantage pour obéir aux faits réels que dans le but d'intégrer une logique propre à la fiction même. Le sentiment général, c'est que le jeu d'échecs a une aura et un style si singuliers qu'il est permis pour frôler l'excellence, de n'y ajouter qu'une narration moyenne.

De cela, résulte une petite finesse. La fin du film en suit la tonalité, plutôt habilement du reste, en narrant succinctement le devenir de notre héros. Ils se sont raccrochés au réel. Cela n'a rien de surprenant, bien-sûr, mais le personnage de Bobby Fischer s'en voit conclu pour de bon, au moins. Et l'idée est bonne, c'est vrai, ce film parlant en dernière analyse plus de cet homme-là que d'échecs

theodre
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le 13 août 2018

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