Le Sel de La terre réalisé par Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado est un documentaire hybride portant sur l'oeuvre et la vie de Sebastiao Salgado, photographe engagé témoin de nombreuses guerres et évènements historiquement importants, dont le génocide au Rwanda. L'hybridation des registres et des temporalités est un enjeu très fort du film: se mêlent des éléments biographiques visant à éclaircir son œuvre photographique et des commentaires de Salgado lui-même exposant son point de vue sur les événements passés et présents. Nous n'avons donc non pas un biopic- genre très exploité actuellement-, ou encore une biographie documentaire, mais le regard présent de Salgado sur son œuvre et sur les sujets traités. Ce regard est doublé par celui de son fils sur son père et de Wim Wenders sur un photographe qu'il admire.
La majeure partie du film est un montage des photographies de Salgado agencées chronologiquement de manière à montrer l'évolution de son œuvre et de son rapport au monde. Salgado, en voix off, raconte alors les contextes historiques des clichés et son vécu de l'histoire même. La profondeur du Sel de la Terre est indéniable: nous avons le témoignage d'un individu ayant vécu l'histoire en se voulant extérieur aux événements de par sa fonction de photographe, point de vue très fort d'autant plus que Salgado est un économiste aux idées humanistes affirmées. Pourtant, ce ne sont pas des commentaires d'apparence objective qu'il nous livre, bien au contraire. Aux côtés de ces montages chronologiques, Salgado est filmé alternativement par son fils et par Wim Wenders ce qui nous montre la sensibilité du photographe et sa manière de s'approprier les sujets. En effet, en plus de son travail de « témoin de l'histoire » qui raconte et dénonce les événements par l'image, nous assistons aussi à une démarche d'anthropologue. Des camps de réfugiés en Ethiopie puis au Congo, en passant par des ethnies retranchées d'Amazonie, Salgado s'intègre dans les populations, se fait accepter pour ne pas rester étranger à ce qu'il doit immortaliser. Les multiples couches de réflexion et de point de vue sur le réel sont ici autant de manières de retranscrire une réalité complexe: celle des Hommes et celle d'un homme, d'un artiste.
Le travail du photographe est ici un moyen de soulever des enjeux forts concernant la place de l'image dans la société et ce qu'elle représente. Cet aspect du documentaire s'inscrit ainsi dans une actualité brulante: dans nos sociétés très médiatisées, les flux constants et abondants d'images peuvent nous faire perdre le poids des clichés et même- de manière extrapolée- nous désensibiliser à l'image. Montrer la vie et l'oeuvre d'un photographe engagé, c'est donc aussi nous remettre en présence de l'homme qui photographie: l'image est surtout et avant tout un regard. Mais le regard n'est pas froid ni objectif, le regard exprime et «raconte». Or c'est cette dimension narrative que le documentaire met justement en place par la voix de Salgado. Le Sel de la Terre m'apparaît alors comme une œuvre profonde et sensible. Les enjeux qui s'entrelacent creusent une réflexion globale sur l'homme, le monde et le rapport que nous entretenons avec eux. La représentation par l'image est un moyen de connaissance privilégié et doit être interrogé de manière active. Sans donner un aspect dogmatique à ce film – qui ne l'est absolument pas-, je pense que Salgado est un bel exemple d'humilité, d'amour envers l'humanité et d'engagement dans le monde. En plus de découvrir ou de redécouvrir une œuvre monumentale, on rencontre un être plein d'humanité et riche de réflexivité. L'intérêt de recouper son œuvre avec sa vie n'est pas seulement celui de montrer l'influence de son passé sur son regard, sur ses photographies, non, l'intérêt est aussi celui de montrer que l'homme change par son vécu et que Salgado a évolué avec ses projets photographique. Ceci peut aussi apparaître comme une mise en abîme de celui qui regarde les photos de Salgado et se trouve bouleversé par l'émotion qu'elles dégagent, changé à jamais par l'image et ce qu'elle représente.
En regardant les images, Salgado et nous même faisons dans ce film un voyage géographique et un voyage dans les souvenirs. Les photographies sont un lieu de mémoire du passé qui parlent par elles-mêmes, qui se racontent elles-mêmes. Mais leur profondeur est accentuée par le fait que Salgado les raconte aussi. Elles sont le lieu des souvenirs du photographe, mais aussi du souvenir de l'humanité comme une trace laissée dans l'histoire. La caméra est ici, je pense, un acteur qui capture la mise en mouvement du souvenir par l'image, encore une dimension de la photographie qui est interrogée et mise en exergue : comment l'image peut-elle exister sans regard pour la faire vivre dans un mouvement de l'esprit?
La dernière partie du film permet d'ouvrir le sujet vers un horizon d'optimisme. Après avoir assisté à la destruction des populations, aux guerres et aux famines, nous assistons à un renversement dans la philosophie de Salgado et donc aussi dans son œuvre. Dans une dimension quasi-didactique, le photographe nous invite à penser la vie comme un cycle de destruction-création (thème présent dans la philosophie depuis les premiers penseurs). L'histoire atteste d'horreurs sans noms mais ne doit pas nous immobiliser pour autant, bien au contraire. Ce pourquoi Salgado entreprend de replanter une forêt toute entière qui encerclaient par le passé la maison de son enfance ; parallèlement, sa nouvelle série de photos porte sur des populations coupées du monde et vivant en accord avec la nature. Tout au long du film, les photographies montraient des hommes composant les paysages, mais pour finir Salgado nous remet en présence d'une dimension des plus importantes : nous appartenons à la terre et notre place n'est que relative. Détruire est une activité humaine des plus répandue depuis la nuit de l'histoire, mais créer en est le pendant tout aussi lourd de sens : l'art en est un aspect, mais l'engagement en est un autre.

machkae
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le 15 avr. 2016

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