Si Le sport favori est si attachant c’est qu’il synthétise les plus grandes qualités de Hawks d’une façon relativement inattendue. Lorsqu’il se lance dans le projet en 1962 Hawks a 66 ans. Il est alors au faîte de sa carrière et même s’il n’a pas encore toute la reconnaissance qu’il mérite, il sort, avec Hatari et surtout Rio Bravo, de deux films qui représentent l’un et l’autre à leur manière l’achèvement de ses ambitions. Il choisit alors de retourner à la comédie, genre qu’il n’avait pas abordé depuis Monkey Business (si l’on met de côté Les hommes préfèrent les blondes). On souligne l’aspect "reprise" du Sport favori et les analogies avec L’Impossible Monsieur Bébé. Mais ces comparaisons généralement vont dans un sens contraire au film tant il y a d’écart et au fond de différences entre les acteurs, le style et le rythme débridés du premier et ceux du second. L’Impossible Monsieur Bébé représente certainement le plus grand exploit de contrebande sexuelle de l’histoire du cinéma. Il s’y établit une dette à l’endroit du code Hays dont le cinéma n’est pas prêt de s’acquitter, tant il y trouva l’occasion d’y affirmer sa puissance référentielle, d’y accomplir son art de l’allusion et de l’élusion de l’image. Plus direct, le Sport favori opère, conformément à une sorte de sérénité et de détachement qui marque les œuvres de maturité de Hawks, et qui lui fait bien souvent préférer l’entracte au programme ou l’incise au discours, une fusion entre jeux d’image et jeux de parole, entre cinéma et théâtre, satire et marivaudage. Si l’on s’attend à voir dans le Sport favori une comédie screwball, une version actualisée de l’Impossible Monsieur Bébé, on en sortira déçu. Si on le regarde pour ce qu’il est, on y verra une maîtrise qui n’a rien à envier à celle dont témoigne son illustre prédécesseur mais on y décèlera aussi une complexité, une audace et une subtilité inattendues.


La reprise ou la répétition ressort chez Hawks d’une forme de continuité, continuité qui se transforme en rapport familier et quasi-réflexif, bien plus que d’une tentative de refaire ce qui a été fait. Quand il fait le Sport favori, Hawks est à mille lieues de l’Impossible Monsieur Bébé. L’argument de départ est le même, l’opposition masculin-féminin fonctionne sur les mêmes traits (esprit de sérieux pour l’homme, fantaisie pour la femme). On y retrouve le gag de la robe mais les ressemblances s’arrêtent là. On pourrait dire que la dynamique de tempi contraires ou contrariés qui se trouve à l’œuvre dans les deux films joue dans le Sport favori sur un effet de profondeur là où elle sert, dans l’Impossible Monsieur Bébé, à créer un entraînement dans le non-sens (ou le double sens) à partir de pures situations. L’Impossible Monsieur Bébé s’affirmait comme une comédie burlesque, le Sport favori apparaît comme une satire sociale. Là où le Cary Grant de l’Impossible Monsieur Bébé était un scientifique réduit à l'apparence bouffonne d'un dadais à lunettes, le Rock Hudson du Sport favori est un professionnel consciencieux mais… bidon. La satire s’installe par le biais du "phony" parce qu’il est au départ du sujet. Le spectateur assiste, avec le concours de pêche imposé au faux expert Willoughby, non seulement au démontage d’une virilité et d’une maîtrise incarnées dans la personne idéale d’un Rock Hudson (qui d’autre que lui pour se prêter à ce type de déconstruction ?) mais aussi à celui, extrêmement réjouissant, d’une image du professionnel. Cette image, dont on ne saurait manquer de voir dans l’artifice et le mensonge qui la tiennent la banale médiocrité d'une obéissance aux normes, cette image est parfaitement rendue par un Rock Hudson qui est en quelque sorte l’homme d’une place. Une place chez un employeur réduite, dans la séquence d’ouverture, à une place de parking. La mécanique hawksienne dans sa logique et sa précision est à ce point diabolique que tout le film tient sur cette première scène. Willoughby est tenu de participer au concours de pêche pour ne pas perdre sa place, il doit concourir contre ses clients qui le tiennent pour un expert en ignorant tout de la matière qu’il leur enseigne. Je crois qu’on ne fait pas mieux comme portrait du monde moderne.


Il est assez amusant à ce sujet de voir que les critiques formulées à l’encontre du film lui reprochent d’être "lent, démodé, et inférieur aux comédies classiques du réalisateur" (biographie de Todd McCarthy). On peut penser non seulement que le film est au-dessus de ces critiques mais que les aspects qu’elles concernent font précisément partie des moyens qu’il se donne. Car Hawks n’étant jamais extérieur à ses personnages ni à ses situations, il est évident qu’il sait tout cela à l’avance – Rock Hudson est un "faux" Cary Grant et lui-même appartient à un âge révolu –, qu’il n’essaiera pas de se plier aux modes du temps ou de dissimuler les artifices dont il est conscient pour essayer de faire croire le contraire. Et c’est là précisément que l’œuvre hawksienne apparaît véritablement indémodable, dans ce jeu avec l’inauthentique ou le "démodé" dont il ne cherche pas à s’exclure lui-même (voir le clin d’œil final). Quant à la lenteur, elle revient finalement à la même question puisqu’il s’agit d’un reproche sans objet. Le véritable reproche aurait été le défaut de rythme, mais là au contraire le rythme est quasiment le sujet du film. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le début. A la scène du parking qui présente les personnages succède celle du magasin qui permet d’assister au numéro d’équilibriste de Willoughby puis celle de la réunion avec Cadwalader, où Abi est confirmée dans son rôle de saboteuse des efforts de conformité et de normalité du héros. Ce démarrage prend 15 minutes mais tout est basé sur le rythme. Les personnages, y compris secondaires, sont tout en fugues et contrepoints. Le fameux gag de l’ours possède une coda dont il est rarement fait mention mais qui lui donne une dimension qui dépasse le simple gag. On y voit une jeune fille sur une minuscule moto demandant à Willoughby combien de temps ça lui a pris pour apprendre à l’ours à conduire. Outre ce qu’elle introduit d’équivalence cocasse entre l’ours et la jeune fille (en laissant un Willoughby crotté sur le bord du chemin), elle permet de comprendre que le ridicule et l’embarras sont du côté de l’homme, et que ce sont les femmes qui contrôlent les situations.


Il faut dire que ce sont les femmes qui l’emportent chez Hawks, en tout cas très manifestement dans les comédies. On se tromperait lourdement à les accuser de manque d’intelligence, ce que leurs gros sabots et leur propension à la gaffe ont précisément pour fonction de dissimuler aux yeux de héros masculins qui font preuve de trop de suffisance et de bêtise non feinte pour s’en rendre compte. Du moins jusqu’à l’issue car il faut bien que l’homme tire un peu profit de ses mésaventures. Il y a là aussi un sens du rythme indissociable du jeu entre la comédie sociale – celle de l’inauthentique – et la comédie des sentiments. L’expérience que traversent les héros de comédie a beau être plaisante et ludique, il faut bien qu’à la fin un peu de l’aspect déplaisant qui en constituait le sel leur revienne sous forme de culpabilité. Hawks sait comme nul autre intégrer les pleurs dans la comédie, en en faisant le moyen par lequel le niveau d’intelligence du héros masculin va se trouver soudainement augmenté pour lui permettre de tirer les conclusions appropriées. Il y a fatalement un temps où les contraires se révèlent : Abi ne se contentait pas de pourrir la vie de Willoughby, elle l’aidait simplement à parcourir son chemin d’authenticité. La lutte avec la matière – qui vient sanctionner par le rire l’inauthenticité du pauvre Willoughby – et le jeu de la vérité – le renoncement au trophée et avec lui aux fausses valeurs sur lesquelles le rire a opéré son travail de sape – sont les épreuves au terme desquelles s’opère le retournement de la fable et la conquête de la maturité.


Il y a là la marque d’un art narratif qui n’appartient qu’à une petite poignée des grands classiques. Le Sport favori apporte encore la preuve que Hawks est un grand "réflexif", c’est-à-dire un cinéaste dont le regard traverse à ce point les choses qu’on ne saurait lui appliquer les catégories si pauvres réservées aux autres. On se contentera tout simplement de revoir ses films, de les conseiller aux jeunes générations (notamment aux adorateurs de Tarantino qui auront l'occasion d'y explorer l'une des généalogies de leur cinéaste fétiche et d'y admirer le travail sur les dialogues), et de le reconnaître enfin pour ce qu'il est, un très grand maître du cinéma.

Artobal
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le 26 janv. 2016

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