‹‹Qui chantent les transports de l'esprit et des sens›› Baudelaire

J’aime beaucoup le cinéma de Nuri Bilge Ceylan et j’avais donc hâte de découvrir Les Climats, un film qui m’attirait énormément ! Et c'est vraiment un bon film, comme tous ceux que j'ai pu voir du réalisateur pour le moment.


La grande force du film, outre sa mise en scène exceptionnelle, c'est la construction de ses personnages, notamment de ce couple. Le personnage féminin, Bahar, est incroyable. Ceylan la sublime totalement, et rare sont les fois où j'ai vu un personnage si magnifié, avec cette importance capitale de la peau, elle rayonne. C'est un film sensible, sensitif, où nous sommes au plus prêt des corps, et qui filme la beauté des corps. Elle n'est peut être jamais plus belle que lorsqu'elle pleure d'ailleurs.


L'introduction du film est vraiment somptueux et dicte la tonalité qu'il y aura tout au long du film. On ne sait pas très bien ce qui se passe, ni qui est qui, mais on comprend tout par le visage de cette femme. Pas besoin d'en rajouter, le film est minimaliste en ce qui concerne les dialogues, c'est les visages qui parlent ici. Et c'est si bien filmé, il y a une très grande austérité, qui se mêle parfaitement avec la beauté des corps et donc avec ce cinéma si sensoriel. Et dans ce début, au delà de la captation d'une lumière absolument divine, il y a ce gros plan sur cette femme qui s'éternise, pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'elle pleure et que le film s'ouvre. Tout est dit... C'est ça Les Climats.


Le film évoluera au gré des saisons, à l'instar du magnifique Printemps, été, automne, hiver... et printemps, de Kim Ki-Duk. Mais le film sud-coréen est un film sur la sagesse ; il n'en est rien dans le film de Ceylan. Les personnages sont si bien construits, il y a toujours une part d'ambiguïté qui est évidemment la bienvenue. Le personnage masculin est fort intéressant ; c'est un Dom Juan inversé (ou l'opposé de Dom Juan, mais je préfère parler d'inverse que d'opposé) ; son but n'est pas de séduire sans consommer et de passer à autre chose, mais de consommer et rompre pour passer à autre chose, avant de revenir pour séduire et consommer à nouveau. Ce personnage caractérise bien finalement nos sociétés modernes, où l'on ne sait être dans le contentement, où l'on a besoin d'un changement permanent. C'est une angoisse existentielle qui n'est pas propre à nos sociétés modernes d'ailleurs, elle est universelle, puisque c'est celle-là même qui anime Dom Juan finalement. C'est une fuite... C'est de cela dont parle Camus ; on fuit l'absurde car on ne peut le faire vivre. D'ailleurs, le rapport à sa thèse est assez intéressant : sa thèse est sans fin, car cet homme ne cesse de fuir… incapable du contentement, mais terrorisé aussi par la finitude ? A l’instar de l’écrivain, dans Stalker, qui a peur du bonheur, car être heureux, c’est une fin en soi ? Il représente en tout cas cet homme qui ni finit rien ; c'est sa manière à lui de vivre l'absurde. Ce que j'aime beaucoup, c'est que ce personnage, qui peut nous paraître méprisable, n'en reste pas moins attachant. C'est un film assez pudique quelque part (mais pas que !), et c'est un film qui examine la psyché humaine (thématique principale du metteur en scène), les émotions humaines à travers les drames (sentimentaux) d'une vie.


Mais si il y a une forme de pudeur, il y a également une grande violence dans cette oeuvre ! Je pense notamment à cette scène du "presque viol", une scène impressionnante à la Irréversible, car la scène dure, dure... Le spectateur en est réduit à une forme de voyeurisme, un voyeurisme malsain, semblable à ce que le spectateur peut ressentir parfois devant un film de Haneke ou de Pasolini., ou même, dans une moindre mesure, le cinéma de Lars von Trier. Cette lutte s'éternise, mais le rapport sexuel lui est filmé hors-champ ce qui renforce la tension et la violence de la séquence... jusqu'à ce que, petit-à-petit, les deux personnages regagnent le plan. C'est vraiment une scène forte ! Par ailleurs, le personnage principal revoie cette femme (qui n'est pas l'héroïne) un peu plus tard, et ile ne semble pas y avoir de trouble particulier entre eux-deux, et là, cela m'a un peu rappelé le film de Verhoeven, Elle. A-t-elle pris plaisir à cette violence sexuelle, finalement ? Bref, c'est un film qui nous fait sortir totalement de notre zone de confort, qui nous montre des situations et des réactions parfois extrêmes et incompréhensibles, avec une certaine violence maîtrisée et c'est en cela que je trouve que cela se rapproche du cinéma de Pasolini et de Haneke - même si esthétiquement, c’est complètement différent. C’est plutôt dans leur rapport aux spectateurs qu’il y a une similitude.


C'est vraiment un beau film, pudique, violent, dramatique, tragique, et je dirai même parfois qu'il est apaisant... J'ai aimé cette extrême lenteur (dans des paysages absolument magnifiques), cette épure, qui permet de tirer le plus de véracité possible des personnages et des rapports qui les unissent. Je dois avouer m'être parfois un tantinet ennuyé, j'ai du regardé ma montre une ou deux fois (alors que je n'ai pas de montre), mais au final, ce qu'il en reste, c'est une oeuvre profondément belle, intelligente, ambigüe, et saisissante. Et l'ambiguïté est poussée à son paroxysme dans la mesure où ce sont Ceylan lui-même et son épouse qui incarnent le couple.

Reymisteriod2
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le 1 févr. 2020

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Reymisteriod2

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