"Un ouvrier :
« L'amour est enfant de bohème... lala lala lala lala »

Un autre ouvrier :
J'aime pas l'opéra, le ciné c'est mieux.

Un ouvrier :
Moi, ce soir je vais danser la la la la la la la
(à Guy) Donnes-moi une pipe.

Un autre ouvrier :
Tous ces gens qui chantent moi
tu comprends ça me fait mal.
J'aime mieux l'ciné."

Je pense qu'après ce bref échange, tout est dit ou presque sur la malice du film à l'égard de son propre dispositif. Après le succès d'estime de ses premiers longs métrages, superbes mais pas encore prêts pour le passage définitif à la chanson, Demy réalise les Parapluies de Cherbourg, rafle dans la foulée Palme d'or à Cannes, prix Louis Delluc et Prix de la critique française, ainsi qu'une renommée internationale qui l'aidera à accomplir ses projets suivants (notamment Les Demoiselles de Rochefort et Model Shop, dont le scénario est lié avec celui des Parapluies de Cherbourg et de Lola).

Tout ou presque a été dit sur le véritable tour de force que constitue cette oeuvre hybride, pur mélodrame au sens lyrique du terme, mais néanmoins film de cinéma. La ville de Cherbourg, repeinte à la fantaisie du cinéaste, les coiffures, vêtements et papiers peints toujours en accord, le découpage rhétorique du scénario... Le générique sublime rappelle du Saul Bass en prises de vue réelles, les personnes et leurs parapluies suivant des lignes bien précises, chorégraphiées, petites tâches de couleur qui semblent tout dire du film à suivre, surtout si l'on s'arrête à la dernière série de parapluies qui défile, tous noirs. La première séquence, d'où je tire la citation en exergue, montre l'aisance évidente de Legrand avec le registre jazz-band, et pose le ton lyrique étrange du film, intégralement chanté. Demy ne réitérera l'exercice que 20 ans plus tard, sans Deneuve et Legrand, pour le superbe mais plus romanesque Une chambre en ville. Dans les Parapluies, la rigueur l'emporte sur une certaine folie qui semblera régner sur l'oeuvre lointaine : trois actes, sobrement intitulés "Le départ", "L'absence", "Le retour". A froid, de simples mots, mais lorsque les intertitres des deuxième et troisième parties arrivent, difficile de ne pas avoir le cœur serré et la larme à l’œil.

Car, mise à part l'ouverture, si la première partie est un peu lente à mettre la mécanique du film en place et à faire passer l'étrange pilule du film en-chanté, ce sentiment s'efface dès que débarque l'élément perturbateur du film (le départ de Guy) et la chanson qui va avec, la bouleversante chanson de la séparation, le grand leitmotiv du film, dont chaque occurrence fait instantanément couler de chaudes larmes le long des jours du spectateur. Dès ce moment, le film vous saisit et ne vous lâche plus, pris que vous êtes dans l'implacable et cruelle tranche de vie qui sera déroulée. La séparation est déchirante, l'absence douce-amère (elle s'achève sur un retour terrible du leitmotiv) et le retour, bien pire. On retrouve énormément de similarités avec les autres grands films du cinéastes : la relation mère-fille, l'enfant hors mariage, l'amour impossible (et malheureux). Roland est l'amoureux déçu de Lola, dont on revoit, en couleurs, quelques images de Nantes quand il évoque son passé. Son thème musical est d'ailleurs celui du premier film de Demy. Mais surtout, dans une logique mélodramatique rigoureuse, Demy ne nous épargne rien des tourments de la vie : à son retour, Guy retrouve sa tante plus affaiblie que jamais, qui aura l'élégance de mourir hors scène, dans une des ellipses déchirantes que manie si bien Demy-scénariste. Même chose pour la mère de Geneviève, dont on apprend le décès au détour d'une station service, lors du final très hautement lacrymal du film, retrouvailles parmi les plus poignantes qu'on ait vu au cinéma. Dans d'autres détails plus insignifiants en apparence, le film montre toute sa subtilité : un portrait disparaît, une enseigne change de propriétaire, une robe qui dénotait quelque peu dans un décor s'accorde soudain avec le suivant, une prostituée dans les bras de laquelle Guy vient chercher du réconfort s'appelle également Geneviève. L'onomastique est comme toujours importante : Geneviève-Deneuve veut nommer sa fille Françoise (Dorléac ?), ce qu'elle fera d'ailleurs, tandis que Guy nommera son fils François, sans savoir qu'à sa manière, son premier amour lui aura au moins été fidèle sur ce point.

Toujours élégant, d'une construction appliquée où le retrouve le sens de l'enchevêtrement de trajectoires de Lola ou des Demoiselles, les Parapluies de Cherbourg est ainsi le film le plus émouvant du cinéaste, qui revisite à sa manière le mélodrame. La toile de fond historique (la guerre d'Algérie) est manifeste de l'engagement politique de Demy (Model Shop aura pour arrière-plan la guerre du Viet-Nam), qui, d'une certaine manière, n'aura cessé de faire et de refaire la même histoire, à quelques variations près, dans des villes différentes. Volet le plus déchirant du cycle "Lola" (rarement un mariage aura été aussi amer au cinéma), ce film est aussi la démonstration du credo de son cinéaste : "on ne meurt d'amour qu'au cinéma", comme le dit sa mère à Geneviève. Oui, dans ce film les aînés meurent hors champ, et les amours déçues n'aboutissent que sur la vie, implacable, belle et triste vie. Ce film, ce n'est pas du cinéma, c'est la vie.
Krokodebil
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le 24 juin 2013

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Krokodebil

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