"Les Salauds", de Claire Denis : clôture du sens.

Etonnante, la façon dont on a pu tomber ça et là sur le film de Claire Denis, le qualifiant de "glauque" ou "d'antipathique" (ce dernier adjectif utilisé par un ex-critique des Cahiers du Cinéma, échoué dans les pages du Monde, sans qu'aucun argument ne soit réellement avancé pour justifier son usage). Etonnant, car le film, en soi, ne montre pas grand chose : là une scène ou deux, disons choquantes, de Lola Creton nue dans la nuit, avec un gros plan sur sa jambe d'où s'écoule du sang. Du fait même qu'on est dans l'après de ce qu'on imagine être une scène de viol, cette dernière séquence, aussi dérangeante soit-elle, est encore dans la suggestion plus que dans la représentation. Le film, sur lequel on tombe en raison de telles séquences, ne montre en réalité pas grand chose. C'est même sa puissance d'évocation qui met mal à l'aise là où, dans le cinéma en général, les scènes de viol, inscrites dans une banalisation filmique, sont représentées de manière beaucoup plus réaliste, explicite.

L'hypothèse ici est que, ce qui met mal à l'aise dans le film de Claire Denis - et qui lui confère un certain trouble esthétique -, c'est de ne pas raccorder ce qu'on voit de malaisant à un sens précis, à une histoire. C'est littéralement de ne pas faire en sorte que ses personnages soient suffisamment incarnés, rattachés à une clarté existentielle, à des propriétés psychologiques bien définies, qui permettraient tout simplement une identification du spectateur. Le rejet du film ne relève en quelque sorte qu'à une difficulté d'adhésion à des personnages singuliers, dont on aurait compris les motivations.

Claire Denis, dès le départ, se cantonne dans cet opacité du sens. Paradoxalement, ce film qui a tant de mal à séduire - à cause de sa noirceur, de son refus de délivrer des pistes - , est l'un des plus dialogués de la cinéastes. S'il y n'y a pas une narration globale, nette, dont on percevrait les linéaments, on sent tout de même que des poussières de signification y sont disséminées ça et là (par exemple le diagnostic d'Alex Descas sur le "vagin à reconstituer" de Lola Creton). Mais tout ce qui est signifié en première instance, Claire Denis se complait à chaque fois à le recouvrir d'un voile d'hermétisme. C'est comme si, dans une musique symphonique, une phrase mélodique ne parvenait jamais à sa conclusion, en étant aussitôt recouverte par une autre qui n'aura pas plus de possibilité d'existence. "Les Salauds" mènent jusqu'au bout cette liquidation du sens, en ne permettant pas à ses personnages, dans un triste final, de voir quelque porte s'ouvrir.
JumGeo
5
Écrit par

Créée

le 11 sept. 2013

Critique lue 289 fois

JumGeo

Écrit par

Critique lue 289 fois

D'autres avis sur Les Salauds

Les Salauds
yhi
6

Le Lindon de la farce

Les salauds réussit la performance de faire le grand écart entre le très raté et le très réussi, j’aurais pu mettre 4 ou 8. Du coup je ne me mouille pas, je reste à mon classique 6. D’un côté, on...

Par

le 9 août 2013

10 j'aime

5

Les Salauds
Heavenly
2

Critique de Les Salauds par Heavenly

Bien qu'il dispose d'un couple d'acteurs que j'apprécie particulièrement, Vincent Lindon et Chiara Mastroianni, ce long-métrage de Claire Denis ne m'a pas emballé du tout... Les salauds est un film...

le 10 août 2013

9 j'aime

Les Salauds
eloch
5

" On aurait peut-être évité le naufrage. et vous connaissez le sens de ce mot "

Les salauds de Claire Denis est un film âpre, résistant totalement au bonheur. On entre dès le début dans des images et des plans sombres, entêtants, répétitifs, parfois même traumatiques à l'image...

le 25 août 2013

8 j'aime

6

Du même critique

Les Chiens de paille
JumGeo
4

De la violence des pulsions

"Les chiens de paille" est un film connu pour ses accès de violence extrême. Mais, face aux chef d’œuvre de Sam Peckinpah ("La horde sauvage" pour sa trajectoire crépusculaire, "Pat Garrett et Billy...

le 18 sept. 2015

9 j'aime

Portrait of Jason
JumGeo
7

L'individu et le mythe

Noir, homosexuel, toxicomane. C'est beaucoup pour un seul homme, en tout cas au regard d'un pays comme les Etats-Unis dans les années 60, et au regard de la manière dont les noirs peuvent apparaitre...

le 19 mars 2014

6 j'aime

Femmes entre elles
JumGeo
7

"Femmes entre elles", ou comment faire tomber les masques

Si "Femmes entre elles" n'a pas la modernité esthétique de "Chronique d'un amour" (ses vertigineux plan-séquences, notamment), le film n'en reste pas moins un jalon important dans la filmographie...

le 22 sept. 2012

6 j'aime