Aimeriez-vous ce qui est pour tout le monde ?

Dystopie pollinisée à grand coup d’étrangeté et de regards cliniques, « Little Joe », écrit et réalisé par Jessica Hausner, reprend l’argument de la paranoïa, pour laisser germer une remarquable allégorie des obsessions d’une société occidentale corrompue par ses idéaux. Le film relate l’histoire d’Alice, phytogénéticienne et créatrice d’une nouvelle plante : « Little Joe », baptisée ainsi en référence à son propre fils. Mais juste avant sa mise sur la marché, Alice se rend compte que la plante flétrit la personnalité de chaque personne humant son pollen.


On se demande ce que Jessica Hausner cherche à métaphoriser au travers de ses jolies fleurs. Mais si la tige de « Little Joe » n’est pas sans fragilité, difficile de nier la beauté de ses pétales. Multipliant les interprétations en plongeant avec forceps dans la paranoïa cultivée par son héroïne, le film finit par se déconstruire en faisant s’entrecroiser les sources du rationnel et du fantastique, contrebalançant sans cesse ses enjeux. Le générique annonce d’emblée la couleur : les noms de l’équipe du film défilant de droite à gauche et vice-versa dans l’image, inaugurant une trame à double tranchant. Au travers de la mise en scène, on dénote la finesse la découpe, et des valeurs de plan significatives, pour ne pas dire explicatives. Par exemple, lorsqu’Alice parle avec son patron pour se rendre compte que ce dernier à été contaminé par la plante, la caméra opère un zoom jusqu’à faire sortir les deux sujets du cadre, désormais hors-champs avec leur dialogue de sourd. Tout le long du film, la caméra semble comme indépendante des mouvements des personnages ; par exemple : nous suivons une employée du laboratoire via un simple travelling latéral, jusqu’à ce que le sujet s’arrête, tandis que la caméra continue son mouvement au même rythme pour, encore une fois, laisser son sujet totalement sortir du cadre. Au travers de ce dispositif, « Little Joe » interpelle une certaine paranoïa du spectateur, tout en insistant sur la potentielle dangerosité de ces fleurs, se jouant pleinement de son espace et de l’environnement d’Alice.


Outre ces procédés d’imagerie doublés par une bande originale des plus canines et japonisante, « Little Joe » laisse le champ libre à l’interprétation en se référant à nombre d’obsessions sociétales. Voyant au fur-à-mesure ses proches se faire lobotomiser par sa plante, Alice finit par douter d’elle même en se voyant exclue par ses anciens amis. Une situation qui n’est pas sans renvoyer au nectar des réseaux sociaux [lol t’as pas insta tu sais pas c’que tu rates !] de manière relativement grossière, mais efficace, approchant non sans noirceur le désir d’élévation sociale sécrété par la consommation superficielle. Jessica Hausner prétexte son manège au travers d’un simple dessein : la recherche du bonheur dans une société où même ce dernier devient un produit. En constante recherche de pertinence, le film donne à son héroïne le rôle d’une mère divorcée, jouant sans cesse sur l’ambiguïté des sentiments, relatant le conflit intérieur régnant chez Alice entre son enfant, son travail, son potentiel futur petit-ami et le regard de ceux qui l’entourent.


On regrettera le fait que le film demeure trop réglé sur son idée de départ, notamment en entretenant un regard particulièrement distant sur sa diégèse. Certes, cela joue souvent en sa faveur, notamment au niveau de son imperceptibilité, mais cela traduit également une certaine indifférence vis-à-vis de son propos ; jeu vraisemblablement très tendance dans les récents films dystopiques (« Annihilation », « Seven Sisters »). Néanmoins, c’est avec ce prisme que « Little Joe » cristallise, de manière parfois trop translucide, une société pressée comme une orange par son obsession du bien-être généralisé. Un parfum intense pour un film qui peine à remplir son pot.


https://nooooise.wordpress.com/2019/11/15/critique-little-joe-aimeriez-vous-ce-qui-est-pour-tout-le-monde/

JoggingCapybara
7
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le 15 nov. 2019

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