Au-delà de ses qualités de film à grand spectacle, Lord Jim réussit dans sa restitution d’un personnage de héros d’aventures qui apparaît comme la version moderne, ironique peut-être, troublante et inoubliable assurément, du Christ. Cette dimension chrétienne, ambiguë à plus d’un titre, s’impose naturellement et finalement comme le véritable enjeu d’un film qui se situe en dehors du spectacle qu’il réussit tout de même à produire de façon très honorable pour livrer une synthèse d’un récit conradien dont on devine, même si on ne l’a pas lu, toute la densité. Lord Jim est un portrait, un conte, une métaphore ou un jeu métaphorique sur la destinée habillé de récit d’aventures.


Si Lord Jim est une version du Christ, une version peu orthodoxe il va de soi, c’est évidemment par l’analogie qui s’impose avec son sacrifice final, son destin dominé par l’idée de rédemption, mais aussi par la lutte contre le mal. Le tentateur apparaît dans l’histoire sous les traits d’un pirate philosophe et assassin, Gentleman Brown. Il faut dire que le film réussit magnifiquement à incarner ces deux figures, celle christique de Jim, celle satanique de Brown. Il fallait d’un côté James Mason, le plus beau méchant de cinéma de tous les temps. De l’autre Peter O’Toole, avec son côté éthéré, vulnérable, cette sorte d’élan vers l’absolu qui lui donne un air, parfois ridicule, parfois tragique, d’enfant habitant un corps d’homme. Rien qu’avec ces deux incarnations le film trouve parfaitement ses marques dans la vision conradienne, et même si la confrontation intervient sur le tard, elle est suffisamment mémorable pour imprégner le film et influencer le sens de l’histoire. Il s’agit finalement d’un choix, et ce choix est toujours le même : soit l’égoïsme, soit le sacrifice. Mais ni l’un ni l’autre ne se donnent comme options, de sorte que le choix n’est pas pour l’un à la place de l’autre, mais pour l’un à partir de l’autre.


Lord Jim est l’histoire d’un destin qui s’accomplit dans la découverte de cette différence entre des mots qui tiennent à distance des valeurs qui ne sauraient se confondre, et des actes qui révèlent à quel point ces valeurs s'attachent à une réalité singulière, une et indivisible. Sil n’y a guère plus que l’épaisseur d’une feuille de papier entre le héros et le lâche, c’est que ces actes qui distinguent les uns des autres au lieu d’être figés dans le temps immuable de la loi et du jugement procèdent de l’instabilité du temps humain, le temps profondément inactuel de l’expérience, fait de lents déplacements et de fractures soudaines. Parler d’un personnage, un personnage tel que Jim, c’est au fond parler d’une certaine forme de l’expérience humaine, dans sa nature singulière et sa portée universelle. Si le destin de Jim est extraordinaire, ça n’est pas tant par les évènements auxquels il participe et les exploits qu’il accomplit que par la signification qu’il leur donne, qui lui permet de faire face à sa vie et à sa mort d’une façon rien moins qu’édifiante. Le récit d’aventures est ici un simple cadre, un habillage qui se prête idéalement au caractère légendaire, édifiant, d’une aventure d’abord spirituelle.


C’est en quoi le destin de Jim invite à d’audacieuses relectures christiques. Nul doute qu’il s’agisse là, au moins sous une forme allusive, d’une part déjà essentielle dans le roman de Conrad. Il y a d’abord la façon d’établir le récit par la voix d’un autre, Marlow, à la façon d’un évangile de parodie. Il y a la voix de la tentation, à laquelle Jim cède sur le Patna, qui lui enjoint de se sauver en abandonnant les musulmans à leur sort. Il y a la culpabilité morale que Jim endosse au-delà de sa culpabilité en droit, sa faute n’étant en définitive qu’un "simple" acte de lâcheté. Mais cette lâcheté devient ironiquement et cruellement le pire des crimes puisque c’est un crime contre tous (autant dire un crime contre Dieu). La culpabilité morale de Jim rejoint la culpabilité "virtuelle" du Christ (telle qu’annoncée sous la forme purement virtuelle ou spéculative de la tentation), en tous les cas elle anticipe une rédemption qui passe nécessairement par le sacrifice de soi. Stein devient le père auquel Jim se confie avant de confier sa vie à cet autre père symbolique qu’est Du-Ramin, ce qui n’est pas sans évoquer les paroles du Christ sur la croix. Auparavant "son" peuple l’a reconnu et lui donne le nom de Tuan Jim, c’est-à-dire le "seigneur" Jim.


Mais l’analogie devient intéressante à partir des différences et même des renversements qu’elle introduit et qui reviennent à faire de Jim un véritable "anti-Christ", c’est-à-dire quelqu’un qui ne pense au fond qu’à lui-même, un héros égoïste, rempli d’une vanité qui l’empêche d’accepter sa lâcheté initiale, fût-ce au prix d’une fin absurde et vaine. Jim contrairement au Christ n’a personne à sauver, son sacrifice ne rachète rien, n’existe pas. Il est le prix sans doute de son héroïsme hors du commun, ce qui l’empêche de supporter sa propre réalité, de se supporter lui-même en être faible et plein de manques. A dimension héroïque, faiblesse équivalente. Il y a là-dedans un parfum nietzschéen qui prend au travers du roman de Conrad une saveur tout à fait unique. Le personnage de Jim est de ceux qu’on n’oublie pas. Brooks restitue très bien tout ça, avec à certains moments une façon de filmer la jungle qui n’est pas sans annoncer Apocalypse Now (la capture de Jim lors de son arrivée à Patusan). La musique de Bronislaw Kaper n’y est pas pour rien, avec une utilisation d’instruments traditionnels qui donne une petite touche d’étrangeté et d’onirisme assez bien trouvée.

Artobal
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le 24 mars 2016

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