Mais qui a tué Bonnie Lee Bakley ?

Dans Lost Highway, la composition du récit est tout à fait conforme à la méthode déjà éprouvée avec Blue Velvet, et qui trouvera son aboutissement avec Mulholland Drive (peut-être encore plus élaboré). Le film présente deux récits enchâssés, l' un "réel" et l'autre fantasmé. Dans Lost Highway, la démarcation entre réalité et rêve, entre jour et obscurité, définitivement schizophrénique, est même assez aisée à percevoir puisque le personnage central est interprété par un nouvel acteur, alors que c'est essentiellement son environnement qui est modifié. On a ainsi une variation importante par rapport à Blue Velvel, où autour de la figure centrale interprétée par Kyle Mac Lachlan, c'étaient tous les autres personnages qui étaient soumis à de nouveaux avatars, ou par rapport, plus tard, à Mulholland drive, fondé sur une inversion d'identité.

Le piège tient évidemment dans le fait que David Lynch insère beaucoup de rêve à l'intérieur de la pseudo réalité et inversement renvoie constamment les images fantasmées à des fragments de réalité, à de multiples échos, des images, des mots, des morceaux de dialogue, qui sont autant de passerelles entre les deux mondes. Mais pas forcément des clés ... Il bouleverse ainsi, à sa convenance, toute continuité logique et chronologique (la fin ramène en boucle au début du film), propose de longues séquences apparemment déconnectées de l'intrigue centrale, pimente le film, ponctuellement, de ses leitmotivs obsessionnels - une route de nuit, un incendie, un rideau rouge, des petites maisons de type cottage dans des résidences sans histoire ... Et cela rassure, finalement. On est bien chez David Lynch, les ruptures sont très marquées, par des passages au noir, par des passages au blanc, encore plus saisissants, par des images électrisées en bleu métalliques, correspondant aux ruptures du récit, aux blancs, aux absences du personnage, aux fragments gommés de sa vie. On nage en pleine schizophrénie et Lost Highway est assurément le film le plus schizophrénique de DavidLynch.

(... et très paranoïaque aussi - l'idée permanente de répondre à un ennemi qui en veut à sa vie).

A ce propos, je n'arrive pas à trancher - je ne sais pas si le personnage de M. Eddy (Robert Loggia, énorme), appartient au monde du fantasme (une manière d'auto-justification défensive pour le héros / Balhtazar Getty / Bill Pullman), avec intégration des truands, et les pires, dans une intrigue bien plus ordinaire de jalousie meurtrière, ou si ce personnage est effectivement connecté à la réalité puisque c'est son nom qui ouvre le récit (alors même qu'il ne disparaîtra qu'à la toute fin du film.) Il suffit de se dire que tout cela n'a pas d'importance.

Dès lors l'histoire devient "évidente", presque simple - et toute sa richesse est concentrée dans le génie de la mise en scène. Ainsi ...

... Quatre séances magistrales, dans lesquelles la manière de dire dit finalement beaucoup plus que les événements relatés ...

... QUATRE NUITS D'UN REVEUR ...

(ou plus exactement, quatre bribes de cauchemar, on est chez David Lynch) ...

Une soirée, avec invités branchés, piscine, musique ... L'image est bercée par les vagues électro-jazzy de Barry Adamson. La caméra s'attarde sur Fred Madison /Bill Pullman, proche de la crise, plus que tendu, et ses deux verres de whisky. Revient vers la foule des danseurs et des invités. Et dans cette foule, le spectateur, vous, moi, avons vu l'homme (Robert Blake) en même temps que Fred Madison. Avant même qu'il ne s'approche de nous. Et tout le reste est mise en scène -
Gros plan sur le visage. La musique s'interrompt. Les contours de l'image deviennent flous. Et l'incroyable dialogue peut commencer.
Affaire de costume, de look aussi : le maquillage blanc, l'étonnante coiffure, les yeux grand ouverts et comme bloqués, impossibles à refermer, le "sourire" encore plus figé, un ovale très dessiné, même quand l'homme ne sourit pas, façon joker. Terrifiant, parce que totalement inédit.
Les dialogues insensés ("je n'ai pas coutume d'aller où on ne veut pas de moi ..."), le coup de téléphone avec dédoublement du personnage, le rire de dément, le départ.
Et le retour immédiat des nappes musicales.

Une route de montagne filmée en plongée. Deux voitures. La seconde klaxonne, serre la première, la colle. Jeu alterné sur gros plan conducteur et image dans rétroviseur. Comme dans Duel, le conducteur, M. Eddy, invite l'autre à le dépasser. La suite est affaire de mise en scène, pour une extraordinaire poursuite qui ne durera pas plus de 45 secondes.
Doigt d'honneur de l'autre conducteur, au moment du dépassement.
Mixage habile entre la musique ambiante (toujours Barry Adamson) et le bruit du moteur.
A l'arrière de la voitutre de M. Eddy, les deux gardes du corps bouclent leurs ceintures (quelle trouvaille ...!)
Un fragment de dialogue, le seul avant l'accélération : "Une merveille de mécanique ... 1400 CV ...)
Gros plan du pied sur la pédale d'accélérateur. Effet sonore percutant pour l'accélération.
Plan de face sur l'accélération de la voiture, qui fonce sur le spectateur.
Plan de coupe sur le visage de M. Eddy.
Retour sur la voiture, et sur son accélération, mais dans l'autre sens - sur l'autre voiture qui va être percutée.
Chaque plan dure moins d'une seconde et le spectateur est scotché. La suite, le tabassage "en règle" (avec rappel du code de la route) sera aussi terrifiante.

Plan d'ensemble et plongée dans une vaste pièce. Sous la menace d'un garde du corps et se son revolver, Alice/Patricia Arquette effectue un strip-tease face à M. Eddy /Robert Loggia. Et tout est affaire de mise en scène, avec à nouveau, et plus encore, le rôle essentiel de la musique.
Démarrage avec le clic du révolver qu'on arme presque collé au visage, angoissé, de la femme.
Démarrage immédiat de la musique, "I put a spell on you", mais dans une version de Marilyn Manson, froide, neutre, avec des explosions soudaines.
Puis tout se joue sur un montage alterné, les gros plans sur le visage et les mimiques de Robert Loggia faisant à nouveau office de plans de coupe.
L'extrême originalité des retours sur Alice/Patricia Arquette en train de se dévêtir, réside dans les changements constants de plan qui montrent, dissimulent, montrent à nouveau, renvoient au hors champ - gros plan, plan américain, plan moyen, demi-ensemble, jusqu'à ce que le revolver disparaisse et qu'elle s'avance vers lui, ou vers nous, mais à présent l'expression d'angoisse a cédé la place à un sourire très maîtrisé.
Les costumes, les maquillages (autant que leur absence) jouent aussi, évidemment, sur la puissance de la scène : robe et sous-vêtements en cuir noir, lèvres rouges sur le visage très blanc, ongles rouges ...
... pour une transition magistrale avec le plan suivant et des ongles vernis en noir.

La fin est proche. Alice et Pete font l'amour, en plein désert, à proximité d'un étrange bungalow, éclairés par les seuls phares de la voiture. Ett out est affaire de mise en scène, de plans, de montage, d'éclairage, de musique.
Plan en plongée sur la voiture rouge, puis sur un phare allumé, comme un oeil énorme.
Toute la scène est ensuite baignée dans la lumière blanche (et le blanc des corps mêlés n'est déjà plus celui de la réalité) et par la musique de Tim Buckley (Song of the siren, interprété par This mortal coil), presque romantique.
Jeux des corps, d'abord liés, puis filmés, de façon aussi subtile qu'expressive, séparément l'un de l'autre. Surimpressions. Jeux de la lumière dans la chevelure, contraste très violent, à l'image du film, entre zones claires et très obscures..
Montée violente de la musique (avec un nouveau thème enchassé) au moment de l'orgasme.
Et le dialogue n'intervient, de nouveau, qu'à la fin. Lui (au moins trois fois) : "Je te veux". Elle : "Tu ne m'auras jamais". Et Alice s'éloigne vers le bungalow, après une ultime contre-plongée écrasant l'homme allongé. A la fois fragile et vénéneuse (interprétation magistrale de Patricia Arquette). On ne la reverra plus.

David Lynch se joue de nous. Il nous mène absolument où il veut - et même nulle part - à l'image des policiers qui suivent toujours le/les personnage/s pour ne jamais rien trouver. C'est sans doute une manifestation emblématique de l'humour, pour le moins particulier, de Lynch. Et pour revenir à l'homme mystère, celui qui surgit toujours à l'apogée des crises, Robert Blake terrifiant, la meilleure hypothèse est sans doute qu'il s'agit d'une représentation de David Lynch lui-même - armé d'une caméra, et plus accessoirement d'un couteau ou d'un revolver, il décide des bifurcations de l'histoire, distribue les cassettes qui la découpent et la découvrent par bribes et conduit le spectateur là où il l'entend et sans doute nulle part au bout d'une autoroute égarée.

Peu après la sortie de Lost Highway, l'histoire de Robert Blake a fini par rencontrer celle du film, de façon saisissante. - à travers l'assassinat commandité de sa propre femme, Bonnie Lee Bakley. Même si les jurés l'ont épargné, tout dans l'enquête semblait indiquer qu'il était effectivement coupable. On ne l'a évidemment plus revu au cinéma par la suite, sa carrière s'arrête face à une immense trouée noire.

A l'image du héros fuyant sur une autoroute de nuit, vers un horizon d'un noir absolu.
pphf

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