Spoil tout le long :


Il n’y a pas longtemps, j’ai décidé de revoir cette magnifique fresque de Visconti. Je l’avais vu il y a maintenant huit ans, et même si j’avais adoré, certainement par son magnifique sens de l’esthétique, force est de constater que je suis passé à côté de pleins de choses, tant le film regorge de richesses, qui nécessitent une forme de maturation intellectuelle pour pouvoir ne serait-ce que les percevoir. L’oeuvre de Visconti, en général, est d’une finesse assez remarquable. Ses deux derniers films, L’Innocent , et surtout Violences et passions , excellent par leur finesse, par les non-dits, par leur amplitude extraordinaire. Mais Ludwig , sorti trois avant avec Violences et passions , et 5 ans avant le décès du réalisateur, est certainement l’aboutissement de toute l’oeuvre de Visconti ; elle télescope à peu près tous les thèmes chers au réalisateur, tout en étant l’aboutissement formelle du cinéaste, certainement parce qu’il s’est donné plus de temps dans cette oeuvre que dans les autres.


Ludwig est une magnifique fresque historique. Elle reconstitue avec un génie artistique toute une époque, toute une situation d’histoire, avec le raffinement qui la compose, d’où l’importance accordée par Visconti aux décors majestueux, et son sens du cadrage sert brillamment la retranscription de ce raffinement. Pour autant, l’enjeu ne me semble pas là ; la fresque historique est ici un cadre qui sert le propos de Visconti. Et ce propos s’incarne tout simplement dans le personnage, Louis II de Bavière, Ludwig. Le titre prend alors tout son sens (d’autant plus qu’il s’agit du titre original, contrairement à Sandra , titre français totalement infidèle au titre original et qui est peu sensée, car le personnage principal de Sandra n’est pas Sandra, mais le manoir). Ici, tout est centré autour de Ludwig — ce qui peut gêner le spectateur dans le cas où il ne serait pas touché par le personnage. En cela, c’est un pari risqué qu’a fait Visconti ; mais cet enfermement autour du personnage de Ludwig est d’une très grande cohérence. Par ailleurs, la prestation d'Helmut Berger est absolument saisissante tant il incarne le rôle à la perfection ; on se demande parfois s'il ne se joue pas lui-même. L'acteur est d'une beauté sidérante, fragile, qui fait presque mal à son téléspectateur (là où dans Le Jardin des Finzi-Contini , il est beaucoup plus angélique).


Ludwig est un personnage de l’absolu, un personnage incapable de faire la moindre concession, et surtout, il est un personnage incapable de gouverner par son caractère a-politisé. Mais son « apolitisme » vient tout simplement du fait que Ludwig est un personnage qui ne veut faire que ce qu’il aime, qui ne veut gouverner sa vie qu’à l’aune de ses désirs, parmi lesquels la politique n'est absolument pas une priorité. Or, Ludwig n’est pas un génie artistique, Ludwig n’est pas Wagner, n’est pas De Vinci. Donc, il ne peut trouver un sens à sa vie dans la création ; c’est donc dans la contemplation que la vie de Ludwig va s’animer, dans une position presque hégélienne. Toutes ses excentricités, sa passion aveugle pour Wagner, sa décadence viennent de ce jusqu’au-boutisme de la contemplation qui remplace le jusqu’au-boutisme de la création que beaucoup d’artistes ont eu mais qu’il ne peut avoir. Ludwig est aussi un homme frustré de ne pas pouvoir accéder à ce génie ; sa fascination en est d’autant plus forte pour tout ce qui relève de l’art. Et ici, la forme sert le fond de manière exemplaire ; nous sommes, nous aussi, placés dans le rôle de grand contemplateur, les scènes s’étirent et Visconti s’attache à créer, dans à peu près toutes les scènes du film, une atmosphère qui tend vers le sublime. La musique de Wagner sert doublement le propos, par la pure beauté qui exalte notre regard, mais aussi par l’admiration presque malsaine que Ludwig porte à l’égard du compositeur. Une obsession, en somme. Visconti fait preuve d’une créativité exceptionnelle dans la construction de ses plans, en cherchant irrémédiablement le sublime, dans absolument tous les plans, car tous les plans sont d’une richesse folle, que ce soient les plans en extérieur comme les plans en intérieur, même si la seconde partie du film reste plus ou moins cantonnée à des plans intérieurs, mais là encore, c’est tout-à-fait sensé, et cela sert le fond... En effet, Ludwig s’isole de plus en plus dans la seconde partie, s’enferme, ne veut plus voir l’humanité de près, car cette humanité est répugnante à ses yeux. Ludwig ne veut rien d’autre que l’exceptionnel, et rejette la médiocrité (au sens propre du terme), d’où son enfermement, que Visconti nous force à vivre par l’oppression qu’il créé dans la seconde partie du film en nous empêchant d'accéder aux extérieurs, ou tout du moins, en écourtant ces passages-là.


Mais le point crucial de la réaction psychique de Ludwig, le point crucial de sa décadence ne se situe pas seulement dans son état d’esprit absolutiste et élitiste. Certes, il est un homme de l’exaltation, et il ne veut que cela, mais cela ne se matérialise pas que dans l’art ; son autre frustration, hormis le fait de ne pas avoir pu être un génie, est surtout l’échec de sa relation avec Romy Schneider. Son amour avec l’impératrice d’Autriche est impossible, surtout pour des raisons politiques, puisque Romy Schneider aime, elle aussi, Ludwig, même si ce n’est pas explicite on le ressent suffisamment par la finesse et la subtilité de Visconti qui dit beaucoup de choses… sans les dire. Ludwig ne se remet jamais vraiment de cet amour impossible ; en tant qu’homme de l’absolu, son amour était lui aussi absolu, l’amour passion par excellence ; et si lui était prêt à le consommer, Romy Schneider, telle la Princesse de Clèves, choisi le renoncement, ce qui est inconcevable pour Ludwig. C’est peut-être cet amour impossible qui poussera ensuite Ludwig à ne coucher exclusivement qu’avec des hommes (scènes toujours d’une finesse remarquable, car, comme souvent chez Visconti, on sait tout, on ressent tout, mais on ne voit peu, ou parfois, rien). Car Ludwig ne peut aimer qu’une seule femme, et cette femme lui est inaccessible ; c’est ainsi que Ludwig annule son mariage avec Sophie. Il ne peut l’aimer. La performance de Romy Schneider est également à souligner ; elle joue le rôle d'une femme très caractérielle, forte, et ce n'est pas toujours le cas, et ça fait plaisir de la voir jouer ce genre de rôle... D'autant plus qu'elle aussi, comme Helmut Berger, elle était à l'apogée de sa beauté.


Visconti ne juge pas son personnage ; il nous l’expose, tel qu’il est, et nous, nous le comprenons. En tout cas, je le comprends ; qu’il est dure de vivre une vie routinière, une vie stable, ce fameux instinct grégaire dont parle Nietzsche dans Par-delà Bien et Mal et qui est inconcevable quand on veut que tout soit extraordinaire, d'un point de vue sensible et intellectuel (d'un extrême à l'autre d'ailleurs, mais jamais au milieu, jamais de médiocrité) … Cela conduit à de véritables désastres humains quand nous aspirons à la grandeur, mais que nous subissons la banalité, comme en témoigne le film de Haneke, Le Septième Continent . Ludwig a la chance d’être Roi et de pouvoir lutter beaucoup plus facilement que le quidam moyen face à cette lutte de l’absolu contre l'ordinaire. Le quidam moyen a la drogue ; Ludwig, lui, a la contemplation, et le pouvoir de création par procuration (en devenant le mécène de Wagner notamment... mais en témoigne aussi sa relation terrible avec l’acteur professionnel qu’il engage durant la 2nd partie du film).


Je retiendrais peut-être un petit bémol dans le traitement du personnage de Wagner. Si la relation entre Ludwig et Wagner est très forte et poignante, je trouve le personnage de Wagner, même s’il est je pense décrit de manière assez réaliste (on sait tous que Wagner était assez vénal), très peu nuancé. Visconti nous montre surtout le Wagner odieux, mais rarement le Wagner génial. Car le Wagner génial, on le ressent à travers l’admiration de Ludwig, à travers l’utilisation de la musique de Wagner tout au long du film (Le Crépuscule des Dieux , évidemment, mais Tristan et Iseult également). Mais jamais à travers le personnage de Wagner lui-même. C’est peut-être ce que je regrette.


Il y a également, tout au long du film, un lien fort avec la littérature de Thomas Mann. Visconti avait même adapté La Mort à Venise de ce dernier, et son oeuvre semble influencée par Thomas Mann, qui traite de la décadence, tout comme son contemporain Herman Hesse. Hans Castorp, personnage principal de La Montagne magique , disait qu’il « est d’ailleurs plus morale de se perdre soi-même que de se préserver. » Ludwig se situe exactement dans cette attitude-là. De plus, Ludwig se suicide pour accéder à l’éternité. C’est sa dernière chance d’accéder à l’éternité, lui qui va bientôt être destitué de son titre de Roi ; et ce suicide est motivé également par le rejet d’une vie plus classique et ordinaire qui l’attend désormais qu’il ne peut plus faire autorité de son titre de Roi de Bavière qui lui permettait de justifier toutes ses excentricités. « Le mort est mort et il est passé de la vie à l’éternité » disait Thomas Mann. C’est ce qui attend Ludwig ; il meurt en restant roi de Bavière, et il le restera donc à jamais. De très beaux textes de Dostoïevski concernent d’ailleurs la possibilité de parvenir à l’éternité par le suicide, notamment à travers le personnage de Kirilov dans Les Démons , personnage auquel Camus rendra un bel hommage à travers un chapitre qui porte son nom dans Le Mythe de Sisyphe .


Hippolyte, lui, dans L’Idiot de Dostoïevski, s’exclamait de la manière suivante : « Le suicide est peut-être la seule action que je puisse encore entreprendre et mener à bonne fin de par ma propre volonté. » C’est exactement ce qu’il reste à Ludwig à la fin. Destitué de tout, certainement à juste titre, on lui enlève les seules choses qui lui permettent de vivre, à savoir, avoir le contrôle de l’art et de sa propre exaltation contemplatrice. Ludwig, orphelin de cela, tout comme de son amour impossible avec Romy Schneider, n’a plus aucune raison de vivre si ce n’est d’accéder à cette éternité, certainement par son ego. D’ailleurs, pour « se suicider, il faut beaucoup s’aimer » disait Camus. Ludwig s’aime. Ludwig aspire à l’éternel. Ludwig ne veut pas devenir médiocre. En se suicidant, Ludwig évite le problème ; il ne plongera jamais dans la médiocrité et restera à jamais ce contemplateur excentrique de l’absolu. Ludwig meurt en tant que Roi ; et il restera tel qu’il a toujours été. Son suicide est une forme de fidélité à lui-même.

Reymisteriod2
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le 1 mars 2019

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