Du lourd. Du costaud. Du chef-d’œuvre estampillé. Après une bonne douzaine de films muets, Fritz Lang livrait en 1931 ce que beaucoup considère comme son magnum opus, malgré la profusion de chefs-d’œuvre certifiés qu’il signera (dont Metropolis et Docteur Mabuse, le joueur). Inspiré de faits réels, notamment de l’affaire du sadique ayant sévit en 1925 sous le sobriquet de « Vampire de Düsseldorf », M Le Maudit est l’un des premiers films décortiquant la folie d’un tueur d’enfants, schizophrène de premier ordre. Mais pas que. Réduire le film à une description du dérèglement psychologique de son personnage principal serait simpliste. Trop. Dans une ambiance glauque (montée du nazisme), le film se veut chirurgical, sec, sans fioritures. Le personnage de Hans Beckert, interprété par un Peter Lorre fascinant (il touche au génie possédé), devient alors le symbole d’un mal invisible qui ronge la cité. L’acteur et son physique d’enfant vieillit trop vite est à ce point extraordinaire que ce rôle tordu le suivra toute sa carrière, ce qui lui vaudra de rester cantonné à des seconds rôles trop rarement à la mesure de son immense talent (Le Faucon Maltais, Casablanca, Arsenic et Vieilles Dentelles).


Sur M le Maudit, le défi de Fritz Lang ne se trouvait pourtant pas uniquement dans la représentation d’un meurtrier rongé par la grande solitude et ses turpitudes en caisses de résonnance, ce qu’il réussit par ailleurs avec une réelle subtilité, mais dans les thématiques sociales abordées et la façon de ne jamais simplifier le propos. Si Goebbels vit dans ce destin torturé une apologie en faveur de la peine de mort, Fritz Lang ne concevait pas les choses de cette façon. M est poursuivi, certes. Par tout le monde : les habitants de la cité ouvrière, la police et même les criminels moins déglingués mais bien organisés. Si la ville est coupée en deux (les gens honnêtes et les bandits), le personnage principal devient alors lui-même une cible marquée. A vif. Pourtant, s’il se sent poursuivit, et même condamné, Beckert ne sort jamais de son schéma pathologique dont il est conscient mais jamais le maître. Surtout, les investigations des uns et des autres, opposés par la morale et la technique (la science contre l’instinctif) permettent à Fritz Lang de plonger dans les bas-fonds d’une société berlinoise (si la ville n’est pas nommée explicitement, les indices sont nombreux) en pleine déliquescence. Menées par Schränker et Lohmann, elles exposent une vérité dérangeante sur l’état d’une Allemagne gangrénée par le mal. L’autorité patine lorsque les malfrats s’organisent autour d’un chef vêtu d’un manteau de cuir et de gants noirs (!). Les philosophes de comptoir, les moins nantis, n’hésiteront d’ailleurs pas à les rallier. Visionnaire. La morale finale, déclinée par la mère de l’une des victimes n’arrange rien. Considérant que la justice civile ne lui ramènera pas son enfant, elle conseille à tout le monde de surveiller ses progénitures. Fritz Lang dissertait ainsi sur une inquiétude personnelle quant à la montée invisible du nazisme. Méfiance.


La réussite et l’ambiguïté du film ne tient pas qu’au scénario écrit par Lang lui-même, avec sa femme Thea von Harbou, ni à l’interprétation magistrale de Peter Lorre. Premier film parlant du réalisateur, ce dernier déploie une impressionnante maîtrise de ses nouveaux outils. Ainsi, l’utilisation du leitmotiv musical tiré de Peer Gynt d’Edvard Grieg (« Dans l’antre du roi de la montagne ») dès lors que le meurtrier entre en crise, amplifie la dramaturgie d’un montage toujours génial et qui transforme un simple sifflement (enregistré par Lang lui-même) en refrain morbide et effrayant, annonciateur de l’horreur qui se prépare… hors champ.


Exercice de style passionnant, foisonnant et précurseur, Fritz Lang développait ici sa propre histoire d’artiste en évitant à tout prix le piège du trop statique, du discours interminable tendu par le parlant. Dialogues aux ciseaux, destruction du whodunit à la mode (le spectateur connaît l’assassin dès la première séquence), description clinique d’un serial killer, il ne justifie à aucun moment la loi du talion, ni l’expédition punitive d’une ville devenue hystérique.


Convoqué pour devenir le réalisateur officiel du régime, Fritz Lang préfèrera plier bagage (bien que sa femme fasse partie du bureau Nazi) après une suite polémique de son Docteur Mabuse (1933). Il livrera un hâtif Liliom filmé à Paris en 1934, avant de traverser l’Atlantique pour entamer une prolifique carrière hollywoodienne avec Furie (1936) – l’histoire d’un innocent laissé pour mort lors d’un lynchage public et qui décide de se venger en faisant condamner à mort les responsables de cette expédition punitive. De la suite dans les idées. Mais ceci est une autre histoire…


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le 24 oct. 2017

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