S’il existait une Palme d’or de la déception, je la décernerais sans doute à Abdellatif Kechiche pour Mektoub my Love : Intermezzo, la suite du très réussi Canto Uno. Mais justement, peut-on qualifier de suite un film dans lequel il ne se passe rien, ou du moins pas grand chose? Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas s’attendre à un quelconque avancement dans l’histoire d’Amin, ce jeune homme sensible et observateur dont on suivait alors l’été mouvementé à Sète. Ce n’est plus à travers son regard fasciné que l’on suit le déroulement des évènements, mais à travers celui du réalisateur lui-même, qui observe jusqu’à l’obsession.


La première demie heure du film se passe sur la plage et laisse libre cours aux dialogues. Les deux séducteurs du groupe font la connaissance de Marie, une jeune étudiante parisienne aussi charmante qu’intelligente. Après quelques conversations enjouées et intéressées rappelant celles de Canto Uno, le spectateur est plongé dans la fièvre nocturne d’une boîte de nuit de Sète. C’est le début d’une éprouvante et interminable expérience de trois heures, où l’on observe simultanément des mouvements sensuels, des regards séducteurs et surtout, des corps luisants de sueur… dénudés et libres, sans artifice. De près comme de loin, sous toutes les coutures, on voit des corps, exclusivement féminins, qui se donnent inlassablement en spectacle, exposés aux yeux de tous. La jeune étudiante se mêle rapidement à ses pairs et son intégration se fait sans difficulté. Les jeunes femmes bougent avec aisance, elles sont belles, dynamiques et conscientes de leurs charmes. La caméra va et vient, accompagnée de la chanson d’ABBA Voulez-vous, entrecoupée de sons électro sur lesquels se calquent le rythme de ces corps féminins déchaînés et infatigables.


Seulement voilà, on commence rapidement à tourner en rond : Kechiche nous balade constamment dans le même espace et la musique devient une ritournelle récurrente. Ces « danses de fesses », à mi-chemin entre le twerk et la danse du ventre, reviennent en boucle. A force de vouloir nous les montrer sous tous les angles et toujours de la même façon, c’est l’overdose. Le réalisateur gave le spectateur, jusqu’à le faire tomber dans une forme de voyeurisme. Quand on a enfin l’impression d’avancer du point de vue narratif ou de changer de regard, on finit par revenir toujours au même point. Ces plans redondants et répétitifs finissent par devenir assommants et ennuyeux. Si dans le premier film le regard sensible et curieux du personnage d’Amin conférait à mon avis toute sa poésie au récit, il n’en reste plus rien ici, puisque Amin reste au stade d’observateur passif. Lorsque Amin apparaît le sourire aux lèvres au milieu de la nuit, sa présence est presque anodine : en dehors d’une courte conversation avec son amie Ophélie, il semble plus que jamais détaché de ses pairs, même entre les bras de la nouvelle recrue féminine. Au bout de deux heures de film (sur trois heures et demie), on comprend que finalement, il ne se passera rien. Première déception.


Mon esprit ayant enfin compris que cet Intermezzo ne suivrait aucun fil narratif, je me résous à rester tout de même dans la salle pour le regarder dans son intégralité. Force est de constater que dans l’œuvre de Kechiche, tout est possible : à force d’insister, cette fille finira bien par se laisser convaincre de lui donner un peu de plaisir, entre un verre et une danse. Cette autre fille, rencontrée sur la plage, se laissera forcément tenter par une nuit d’ivresse, au centre de ces corps ardents et tactiles. Toutes ces filles tiendront sans problème jusqu’au bout de la nuit pour s’offrir aux regards masculins voyeurs et les éblouir à coups de fesses. La femme, que l’on pourrait penser tout d’abord libre de faire ce qu’elle veut, de plaire et d’être courtisée, cherche sans cesse à être regardée. Filmée sous tous les angles, elle cherche constamment à capturer le regard du mâle pour ne jamais le lâcher, comme si celui-ci était la raison de son entrain. La seule scène de sexe du film, non simulée, n’apporte rien au récit et sa durée d’un quart d’heure semble interminable. Kechiche cherche-t-il à choquer le spectateur? Peut-être. En tout cas, on peut s’interroger sur les conditions de tournage des comédien.ne.s, qui se démènent du début à la fin du film pour assurer cette performance exigeante, mais c’est un autre débat… Finalement, le réalisateur se perd dans une forêt de derrières remuants, de déhanchés énergiques et de conversations creuses et stériles. Hormis deux ou trois discussions importantes et sérieuses, les dialogues ne réussissent pas à sauver cet intermède, qui demeure dénué de toute substance sur la longueur. Seconde et ultime déception.


L’écran s’éteint, sans crédits, laissant place au vide, intersidéral. D’accord, Mektoub my Love : Intermezzo s’apparente plus à un intermède expérimental qu’à une véritable suite, dans lequel Kechiche brise les codes de la narration en prenant le parti audacieux de nous montrer, pendant trois heures et demie, une nuit d’ivresse teintée d’un réalisme cru. Il s’agit incontestablement d’une expérience immersive caractérisée par un culot remarquable, qui m’a marquée tant elle m’a frustrée. Malgré tout, cela ne m’a pas suffi pour considérer cette oeuvre comme étant digne d’un véritable intérêt. Kechiche survole ses personnages féminins en se contentant de les rendre désirables et en les conformant aux attentes de leurs homologues masculins, grandes gueules lâches ou observateurs assumés. Détaché du regard subjectif d’Amin, cet entre deux est à mes yeux ni plus ni moins qu’une oeuvre superficielle dénuée de toute profondeur : une coquille vide échouée sur la plage de Sète.

LedZ
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le 2 juin 2019

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