/ L'inquiétante étrangeté d'une tragédie grecque moderne /

Crimes, dilemme, sacrifice, imploration, force magique, sacralisation, malédiction, amour impossible, fatalité, vengeance : tout nous pousse à considérer ce long-métrage comme une tragédie grecque moderne. Un drame fantastique, qui par une économie de personnage et de lieu et autour de véritables idées de mise en scène, dessine une inquiétante étrangeté, marquant/dérangeant/glaçant le spectateur.


Un schéma narratif des plus banals : un adolescent décide de venger la mort de son père, dû à une erreur médicale, en s'attaquant, de manière irrationnelle au regard de la vérité médicinale, aux êtres chers du bourreau aux mains immaculées confronté dès lors à un dilemme.


ANALYSE (SPOIL!)


Pourtant son l'originalité réside dans la manière qu'est traité le sujet. C'est un drame fantastique, registre où se côtoient le réalisme et l'impossible, où s'affrontent désespérément la médecine et le magique. De plus, le floue/l'illusion est parfaite grâce à l'attitude/l'écriture des personnages antipathiques qui renforce/appui/confirme ce registre assumé jusqu'au bout du film. Figures principalement mutiques et impassibles, aux rares excès, elles dessinent une inquiétante étrangeté (moins effrayante, plus réaliste que David Lynch). Qu'en penser ? L'aura de mystère qui les enveloppe leur confère d'emblée une épaisseur mais cette intériorisation des émotions à ses revers, dès lors qu'il empiète le précieux réalisme qui permet cette tension avec le magique.
D'une manière générale, le scénario dessine des protagonistes sans véritables liens sociaux, en témoigne la récurrence des questionnements dans le film autour du nombre d'amis. De facto, père et mère n'expriment que très peu, respectivement, leur paternité et maternité. Outre les fantasme morbides du couple, seuls avatars de leur affection, les liens qui les unit avec leurs progénitures, y compris en moment de crise, sont tronqués. Deux scènes-tableaux/plans l'illustrent. Première, le fils rampe lentement à travers la cuisine jusqu'à son père, trop occupé à ses activités quotidiennes pour le remarquer alors qu'il est dans son champs de vision, le remarquant, il le rejoint, s'agenouillant auprès de lui mais sans pour autant lui proposer son aide. Deuxième, la mère portant son fils de les bras, sans lui témoigner son affection mais dans un but purement utilitaire, est complètement désintéressé par le sort de sa fille qui la suit, rampant derrière elle. Un questionnement sous-jacent apparaît également autour du rôle du père et sa responsabilité de protection envers sa famille. Ainsi le film met en scène, tout comme dans Snow Therapy, le vacillement du modèle archétypal du chef de famille, virile et protecteur de sa fratrie, en dénonçant le triomphe de la lâcheté. Les enfants (Kim et Bob), garants également par leurs comportements/réactions/émotions de la cohérence du registre fantastique, ne sont pas exempt de remarques. Isolés, eux aussi, et loin des occupations habituelles des enfants de leurs âges c'est avec une maturité effrayante qu'ils affrontent les événement et attendent un dénouement inévitablement funeste. Ils comprennent très vite que le seul garant de leur survie est leur père. Ainsi, ces chants du cygne des enfants pour leur père, chacun dans l'optique de le convaincre de les sauver eux, seront leur seuls moments d'affection familiale via cet amour utilitaire/démagogique. Une identité visuelle puissante, effrayante qui met sur pied une banalisation de la cruauté et présente l'horreur presque comme banal et surmontable et peut-être au fond, l’insignifiance de l'existence.


Un isolement social corrélé par un isolement spatial. L'action se partage principalement entre la maison, l'hôpital et le restaurant. Un faux huit-clos, moins radical que Dogville dans lequel a joué Nicole Kidman, mais dont l'objectif reste le même : l'enclavement. Comme mit en quarantaine, les personnages sont également écrasé par le cadrage à multiples reprises surplombant du réalisateur usant tantôt de la longue vue, tantôt du microscope pour étudier comment ces rats de laboratoire surpassent cette épreuve. Magnifiquement illustré par l'affiche française de promotion du film qui place le médecin au centre, enserré/pris en cage, entre ces murs de clinique anormalement immenses.


Par cette économie des lieux et des personnages, le réalisateur n'offre que de rares respirations au spectateur : aucun élément de comparaison, aucun personnage à qui s'identifier, des repéré temporels faussés par les nombreuses ellipses.


La scène d'ouverture magistrale, annonce de manière paradoxale à ce spectateur contraint/obligé/forcé de regarder la réalité en face. Pourtant c'est face à une logique nettement plus réflexive et spéculative que contemplative à laquelle devra se soustraire le spectateur, une expérience presque métaphysique. La violence du non-dit réside dans l'imagination du spectateur. Contrairement à son antépénultième film, Canine, dans lequel la violence est présentée sans détour, face caméra au spectateur (en témoigne la scène où un adolescent, encore un, s'éclate volontairement la dentition avec une pierre devant un miroir). Au contraire, cette fois-ci, le réalisateur évite/contourne/masque la violence physique au profit d'une violence nettement plus psychique. Rares sont les scènes de violence filmées sans coupe. Le réalisateur se pose comme le parallèle de l'un de ses personnages principaux métamorphosé en roulette russe humaine, qui, en proie à un dilemme de taille, s'affuble d'une cagoule et tourne sur lui-même pistolet à la main pour exécuter l'un de ses proches. Les conflits, les affrontements physiques et verbaux sont dans leur écrasante majorité occultés (deux agents de sécurité à l'extérieur de l'hôpital pour matérialiser le débat houleux qui oppose le médecin et Martin, des blessures puis des plaies pansée pour évoquer le passage à tabac de ce même adolescent). La souffrance même des enfants est indolore et invisibilisée car relève de la paralysie. La question soulevée étant de savoir si ces figures stériles et mutiques/masques de cire désamorcent ou renforcent l'action dramatique.


Le film réussit à mettre en concomitance, non sans effort, l'horreur et l'absurde par l'étrange qui repose ici sur le non-dit, la non-monstration. Pourtant le spectateur subit moult autre violences, non pas dans ce qui est montré mais comment il est montré. Les travellings avant/arrière à répétition qui adoptent/jouent tantôt la lenteur, non sans-rappelé la démarche filmique de It follows ; tantôt la rapidité, voire la précipitation en suivant de manière anormalement haute ou basse un des protagonistes. Dans les deux cas le cadrage fantomatique place le spectateur dans la peau d'un observateur imprudent trop à découvert face au sujet observé. Une violence sans détour passe également par la musique où les sonorités classiques et enivrantes de début et de fin contrastent avec une musique forte des plus insupportables imitant/produisant le crissement d'un violon. Un procédé identique qu'on retrouve chez Denis Villeneuve (Premiers contacts, Blade Runner 2049) pour donner une immédiate gravité à la scène en question. Enfin, après le cadrage et la musique, la lumière participe à la violence filmique de Yorgos Lanthimos. La courageuse et splendide splendide scène d'ouverture, calquée sur l'audace de Stanley Kubrick pour 2001 : L'odyssée de l'espace, met en regard un contraste qui va être filé durant toute la démonstration. Le film s'ouvre pas un noir profond, sur fond de musique classique durant un couple de minutes - plongeant le spectateur dans un onirisme encore naïf - et s'illumine radicalement par un travelling arrière sur une réalité, on ne peut plus prosaïque, d'une opération à cœur ouvert. Le "cœur" du film. C'est précisément par cette fragmentation visuelle que s'exprime l'identité picturale du film qui oscille entre l'éclairage des lampes de chevet, des réverbère la nuit aux lumières crues des LED d'hôpitaux autour de teinte vert-clair, jaune, gris reprise de Canine et semblable à l'ambiance mélancolique et monochrome des frères Cohen pour Serious Man. Au fond, une œuvre baroque autour de véritables idées de mise en scène.


Si le rire est sans doute la meilleure des manières, qu'a trouver le public - en témoigne Bergson - pour désamorcer une situation de gêne, dans cette salle silencieuse du Nouvel Odéon, le rire a laisser place à un silence désarçonné et intrigué, le cœur battant de la scène d'ouverture résonnant d'interrogations .

Moodeye
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le 13 nov. 2017

Critique lue 644 fois

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