Xavier Dolan, vénéré par le public français depuis son deuxième film, n’avait pas été pronostiqué d’avance comme le déclencheur du tsunami cannois il y a de cela six mois. Un cinquième film à 25 ans ne peut être qu’indubitablement l’œuvre d’un génie et d’un jeune cinéaste (trop) ambitieux, qu’on le vante et l’apprécie, ou à l’inverse qu’on le déteste et le méprise (ce qui fût mon cas à la vision de son 2ème et 3ème film). Sort donc cette année Mommy, traitant encore une fois de la figure inépuisable de la mère, durant plus de deux heures et montrant à l’écran un jeune adolescent au véritable physique d’acteur encore inconnu dans notre pays (Antoine Olivier Pilon). Presse et public avaient d’ores et déjà annoncé la consécration du jeune cinéaste pour Laurence Anyways (2012) trois ans auparavant. Mommy serait donc un cinquième film dans la continuité des précédents, conservant son public fan et n’affichant pas davantage d’inventivité pour les habitués. Que nenni. Véritable jalon dans la carrière du québécois, ce grand film n’est finalement ni plus ni moins qu’un aboutissement de son cinéma, fioritures et graisse des précédents films en moins, avec une maturité renversante dans le propos et une mise en scène excellemment novatrice pour un si jeune cinéaste.

Exit l’esthétique pop exacerbée des Amours imaginaires et le sérieux forcené de Laurence Anyways. Mommy suit une narration plus classique, se construit autour de grandes scènes d’intensité quasi égales. Anne Dorval est maîtresse du film, comme Gena Rowlands l’était chez John Cassavetes. L’hystérie de Mommy, provoquée par les rapports que Diane entretient avec son fils Steve ne se limite jamais à un simple jeu d’acteur théâtral, un banal affrontement comme dans tout film traitant de la période de l’adolescence. Elle est intrinsèquement liée à la mise en scène de Dolan qui nous emprisonne, face aux visages de ces personnages aux antipodes de l’archétype : Steve est un clown triste ravageur et violent, Diane une mère faussement décérébrée à cause de la mort de son mari ayant du mal à justifier l’amour pour son fils. Ce thème central du film revêt ici un caractère agréablement singulier par son inconstance folle que l’on croit plus d’une fois rétablie définitivement.

La grande force de Mommy est donc cette capacité à ne jamais montrer le chemin des sentiments pour ses protagonistes, les laisser exister pleinement en roue libre et ne jamais se ranger du côté de l’un d’eux. Cette hallucinante et sublime séquence du rêve de Diane le prouve par son utilisation continue du flou artistique. Ces personnages ne sont plus que des corps indéfinissables aux mouvements imprévisibles, à l’humeur changeante d’une seconde à l’autre nous empêchant de leur apposer une identité, une caractéristique émotionnelle qui établirait finalement un trop fort clivage entre les uns et les autres, qui masquerait tout le charme découlant des plus violentes scènes provoquant un malaise certain, une position inconfortable devant cet écran au format carré ressemblant à la fenêtre d’un regard empreint d’une grande perversité. Ce procédé n’est par ailleurs nullement verrouillé, et n’apparaît pas comme une marque de style auteuriste pompeux comme il pourrait se laisser observer dès la scène d’exposition. Déployer le format de l’écran par les mains de Steve est en ce sens l’une des meilleures idées de Mommy : à cet instant, les différents espaces extra et intra diégétiques du film se décloisonnent et témoignent d’une grande ouverture d’esprit du cinéaste envers son public, la visée de son film et sa capacité à surprendre constamment sans jamais ennuyer par ces dialogues québécois parfois trop bavards au sein de ce sublime trio d'acteurs.

Nous sommes pourtant perdus dans un tourbillon de situations rocambolesques, drôles et effrayantes dont le sens peine parfois à émerger, semblant parfois peu réfléchies mais toujours subtilement écrites. Les moments de grâce et les envolées lyriques qui redonnent une bouffée d’air frais à Steve se retrouvent eux dans une poésie pure se détachant de l’atmosphère sombre du film. Comme habituellement chez Xavier Dolan, l’utilisation de nombreux morceaux musicaux très mainstream participe à cette croyance en la libération de toute contrainte cinématographique, à l’abandon des règles pour produire un flottement cotonneux dans l’univers réaliste où baigne Steve. Cotonneux car ce n’est pas à une suresthétisation que s’adonne Dolan, mais bien à l’effacement de toute prétention, de tout regard narcissique de sa caméra qui pouvait fortement se ressentir dans ses précédentes œuvres. La modestie de Mommy et son rythme effréné jonglant avec les registres dramatiques et comiques sur une aussi longue durée revigore notre attachement au film, n’étant pas forcément pénétrable avec facilité à cause du jeu typique des protagonistes, paraissant peu naturel mais finalement riche en contradictions, en questionnement sur leurs psychologies, et leurs attitudes restant au final mystérieuses mais assez proches pour enclencher ces geysers d’émotions pures. Dolan a peut être réalisé un chef d’œuvre, mais a surtout fait ses preuves pour les plus sceptiques d’entre nous. Et annoncé par ce coup de maître qu’il n’est pas prêt de se retrouver a court d’idées, ni de se décourager dans l’exploration de son univers cinématographique propre, nous le faisant partager de manière très habile et absolument inoubliable.
Forrest
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le 3 oct. 2014

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