A l'automne 1994, période de sortie de Forrest Gump au cinéma, Daniel Lugo, culturiste un peu con, supporte de moins en moins les petites frustrations financières et existentielles de son existence. Confusionné dans sa tête par les discours télévisés d'un gourou local et par le culte du Moi flottant dans l'air du temps, inconscient des violentes pulsions qui le travaillent et de l'immoralité de ses intentions, prenant son égocentrisme capricieux pour de la soif de justice et sa quête de fric facile pour un acte de patriotisme, le gaillard va se lancer dans une épopée hors-la-loi joviale, barbare et catastrophique, entrainant au passage deux autres costauds tout aussi futés et équilibrés que lui.

Vous l'avez compris : sous ses dehors bourrins, No Pain No Gain (NPNG) exprime quelques idées : il tire à vue sur l'individualisme promu par l'idéologie libérale, le matérialisme jouisseur des sociétés modernes, leur impasse morale et leurs ratés grossiers. Il descend l'"american dream", la culture du "Just do it" et du "motivational speaking" (illustrée par le gourou de télé asiat').

Exactement : nous tenons là un film de Michael Bay 1) coûtant moins de six milliards de dollars, 2) doté d'une narration en voix-off (la folie), et 3) doté, plus impressionnant encore, d'un propos. Logiquement, le cinéphile un minimum tolérant aura du mal à taire sa curiosité. Une semaine après la sortie d'un blockbuster aussi mouvementé qu'authentiquement con, et même pas dans le sens drôle du terme (White House Down, de Roland Emmerich), il est bon de voir un spectacle testostéroné qui n'a pas pour autant laissé son cerveau au vestiaire du studio.

Attention : tirer n'est pas forcément toucher. En l'occurence, NPNG ne fera jamais un carton plein. Bien que malin, il restera étranger à la subtilité, même celle à laquelle il prétendra en quelques endroits. Semblant spécifiquement conçue pour faire jouir le petit critique parisiano-trotskiste, la satire du rêve américain ne dépassera jamais le ras des pâquerettes, ni n'évitera certains clichés trop prévisibles (on pense par exemple à l'association archi-éculée Chrétiens=armes à feu, puisque Bible=fusil). Ladite satire pâtira par ailleurs de la durée trop longue du film (plus de deux heures) : à plusieurs moments un peu trop explicatifs pour leur bien, qui plombent d'ailleurs le rythme du film, on se dira "c'est bon, on a compris, Lugo est un abruti fini et le rêve américain, une arnaque, maintenant, reviens à l'action, Michael." C'est un peu dommage.

La reconstitution des années 90 ne sera pas non plus le point fort du film : elle se plantera en plusieurs endroits, Bay et son chef décorateur ayant laissé passer moults accessoires criant la décennie suivante, comme un lot de DVD porno, une commande de Game Cube, des objets de décoration d'un style trop moderne pour une décennie de moins en moins proche (sic), ou encore... l'immeuble où se trouve l'appartement de Dexter Morgan dans la série Dexter, donc forcément associé aux années 2000.

Mais tout cela n'empêche pas NPNG d'être incroyablement amusant, sorte de cartoon trash pas très original mais incroyablement maîtrisé où s'exhibent pectoraux majestueux, jolis culs en string, bonnes répliques primaires, et gerbes de sang chargées d'humour noir. Il offre le spectacle totalement assumé, et rare à ces latitutdes, d'une bande d'abrutis aussi glorieux qu'effrayants, assumant pleinement leurs limites intellectuelles, ainsi que sa frénésie inévitable et sa méchanceté drôlatique. La crétinerie et la vulgarité mises en scène consciemment dans un objet aux airs hollywoodiens qui traite de drames réels : on prend.

Ce qui fait l'efficacité du film, c'est aussi son interprétation. Totalement habité par une beaufitude spectaculaire, Marky Mark trouve en Daniel Lugo un des rares rôles lui donnant l'occasion de "jouer", avec ceux que lui offre James Gray. Mais le film donne surtout l'occasion de briller à Dwayne 'The Rock' Johnson, qui s'impose rapidement comme le meilleur atout du film dans le rôle de Paul Doyle. Meilleur acteur qu'on veut bien l'admettre, doté d'un tempo comique parfaitement adéquat (voir son "duo" avec l'excellent Tony Shalhoub, qui joue la première victime du trio de malfaiteurs), Johnson convaint autant en armoire à glace avide d'une rédemption impossible qu'en cocaïnomane destructeur. Aux côtés de ces deux stars, Anthony Mackie fait un peu pâle figure, mais assure tout de même, surtout dans son duo avec la charmante petite grosse Rebel Wilson. Le grand Ed Harris et son charisme minéral constituent un peu le quota "non-cartoonesque" du film, là pour rappeler la gravité de l'histoire. Pour finir, on appréciera de retrouver, dans des rôles de moindres importances, les excellents Ken Jeong, Rob Corddry (tous deux vus dans Community) et Michael Rispoli.

Même si ça ne veut pas dire grand chose, NPNG est le meilleur film de son réalisateur. Ok, nuançons : le porcorneur en nous dira que The Rock reste son meilleur film, puisque purement "bay-esque" ; mais à cette nuance près, le choix est vite fait face à des concurrents catastrophiques comme Pearl Harbor, Bad Boys 2, The Island ou encore la saga des Transformers (brrr). En livrant une réalisation énergique, vaguement clipeuse et grossière parce qu'on ne peut pas non plus totalement se refaire (voir les ultra-ralentis superflus), mais très éloignée de ses crises d'épilepsie habituelles (sa mise en scène ne sombre pas dans l'hystérie en même temps que ses personnages), Bay donne un aperçu de ce que le cinéma de Tony Scott aurait pu devenir dans les années 2000 si ce dernier n'avait pas perdu la boule au tournant de la décennie. Oui, malgré les ratés précités de la reconstitution d'époque, un esprit nineties flotte effectivement dans l'air, léger et chromé, fortement aidé par quelques choix musicaux sympathiques, comme celui du mégahit Gangsta Paradise de Coolio, et par la musique de Steve Jablonsky. Compositeur un peu insipide généralement associé à des grosses prods sans âme (les Transformers, Battleship) ou des reboots/remakes d'horreur foirés (The Hitcher, Massacre à la Tronçonneuse, Freddy...), il livre ici un score très réussi, teinté par moments d'un lyrisme électronique totalement inattendu. Une autre autre référence surgissant de la même décennie : Dwayne Johnson cuisinant des mains tranchées sur un barbecue rappelle le broyeur à bois de Fargo - la présence de Peter Stormare au casting fait office de confirmation.

Maintenant, le sujet qui fâche. Considérant qu'il assume son caractère de reconstitution relativement fidèle de faits réels (voir sa tagline sans ambiguité "This is a true story"), un des risques était qu'il se complaise dans la comédie et finisse par dresser un portrait pas suffisamment négatif de nos trois affreux, certes homicidaires, mais qui, au fond, voulaient bien faire. Hélas, l'écueil n'est pas totalement évité : quiconque s'étant penché sur les faits réels que relate NPNG constatera que les scénaristes Markus et McFeely ont ont pris pas mal de libertés avec la réalité, finissant par l'édulcorer parfois gravement : entre autres exemples, la torture de Kershaw était d'une cruauté sans commune mesure avec ce que l'on voit dans le film ; par la suite, la survie de Kershaw et donc de son interprète Tony Shaloub fait un peu oublier que Lugo et ses amis ont essayé de le tuer à trois douloureuses reprises ; le caractère accidentel de la mort de Griga éclipse le fait que le trio prévoyait de le liquider au final ; Griga n'a pas été tué "accidentellement" par Lugo mais par Doorbal, par ailleurs bien plus brutal et sadique que ses deux compagnons de jeu ; Lugo était un individu bien moins sympathique, fût-ce au premier abord, tandis que le "vrai" Kershaw semble bien moins antipathique que le Kershaw du film, gros con imbuvable qu'on aime presque voir morfler. Mauvais signe : le "vrai" Kershaw n'existe pas, la victime s'appelant Schiller ; son nom a été changé pour éviter qu'il poursuive le studio... Enfin, si l'on n'apprécie pas particulièrement les personnages de Doorbal et Doyle, ces derniers ne nous inspirent pas autant de révulsion qu'ils le devraient.

Mais l'on peut aussi voir le verre à moitié plein : à la fin du film, quand deux des trois pieds nickelés que nous avons suivis deux pleines heures durant se ramassent la peine capitale dans les dents, on se dit "bien fait pour leurs gueules." NPNG n'est pas la comédie loufoques que la très mauvaise bande-annonce laissait penser, mais un drame comprenant des éléments d'humour noir au service d'un cynisme absolu. Ce cynisme, on le retrouve dans le titre, variante d'expressions souvent employées sur un ton très ironique : no pain no gain (meilleur titre "français" que l'original, pour changer !), il faut souffrir pour être belle, pas de bras pas de chocolat, tout ça. Bien entendu, ce cynisme ne fait que nourrir le caractère comique du film (avec des passages littéralement hilarants, comme le braquage d'un convoyeur que Paul foire totalement en pleine rue) ; mais il permet aussi de maintenir le spectateur alerte : si la torture, l'extorsion, la tentative de meurtre et les deux meurtres effectifs font ricaner, ils n'ont absolument rien d'agréable à regarder. Ce qui fait ricaner, c'est ce que le détective Ed DuBois rappelle à la fin : la connerie de Lugo & Co, qui n'excuse rien, fût-elle abyssale. Par exemple, les "nobles" motivations de Lugo, accomplir son rêve et trouver sa place dans le monde, sont ridiculisées impitoyablement du début à la fin, comme le sont ses considérations philosophiques sur la justice, l'altérophilie, et le rêve américain. Sans le crime, lui et ses deux acolytes passeraient pour de simples gros cons un peu losers ; avec, ils passent pour... disons, bien pire. Bien que trop hollywoodien pour être fidèle à une histoire aussi sordide, NPNG ne semble pas pour autant en trahir l'essence, ni l'essentiel. C'est plus qu'on était en droit d'attendre.

Sérieusement : un film de Michael Bay capable d'inspirer une critique aussi douloureusement longue a forcément quelque chose à offrir au monde.
ScaarAlexander
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le 13 sept. 2013

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