Où l'on apprend que le désir ne connaît pas de fin

[Spoilers]

Là où le premier volet explorait le rapport de Joe à sa propre sexualité, et proposait donc un cadre très psychologique, ce second opus s'engage sur son rapport au social et à son positionnement au sein de la société, au regard de son désir nymphomane. Assez rapidement, finalement, on découvre que le sens de cette nymphomanie s'est épuisé dans la première partie de l'histoire, et qu'elle doit maintenant à tout prix le réinvestir en lui donnant un nouveau contenu. En d'autres termes, Joe a perdu ses modèles procurant un sens à sa sexualité et à ses sentiments, et elle entre dans une phase de fragilité identitaire en recherchant de nouveaux repères. L'enjeu de cette seconde partie n'ext donc plus sa sexualité elle-même, mais bien ce dont elle parle depuis le début, son identité.

La question est bien sûr de savoir comment elle peut s'y prendre. Von Trier adopte une narration simple et efficace pour nous rapprocher de la psychologie de Joe. Dans un premier temps, elle semble croire qu'elle est arrivée au bout d'elle-même. Elle se contente de petits bonheurs, fait même un enfant, et pour la première fois semble stabiliser son comportement et son identité. Mais son désir n'ayant pas changé en intensité, elle est forcément poussée à chercher de nouveaux moyens de l'assouvir. Elle sait que ce qu'elle faisait précédemment ne marchera pas, et elle opte pour une autre voie, celle du sentiment de danger, de domination hiérarchique verticale sur elle par les hommes.

Ainsi sa sexualité connaît un retournement complet par rapport au premier volet du film. Avant la mort de son père, c'est elle qui exerce le contrôle absolu sur tous les hommes qu'elle fréquente. Elle se décrit même comme "accordant des privilèges" à certains. Elle met au point des mécanismes de contrôle très complexes, notamment celui de réagir aléatoirement aux demandes de ses amants, les privant par définition de tout levier dans la relation. Mais dans cette second partie, elle recherche à tout prix à être dominée par les hommes. Elle cherche un substitut à la domination (idéale) qu'elle connaissait avec son père, mais qui maintenant doit prendre une forme idéale autre, celle de la violence.

En effet, elle sait qu'il est vain de chercher un homme qui pourrait rivaliser avec l'intellect ou la sensibilité de son père. Ce qu'elle recherche, c'est un homme qui possède un statut de contrôle total (donc idéal) et lui redonne accès à sa sexualité. La punition recherchée dans la violence est une solution simple et élégante à son problème fondamental, celui de devoir assumer une sexualité qui la place en compétition avec elle-même, qui lui rend difficile de se positionner émotionnellement et socialement. En donnant la responsabilité à un autre de la faire jouir, elle s'autorise à recevoir un plaisir qu'elle aurait autrement à créer elle-même, ce qu'elle ne parvient plus à faire.

Cette logique arrivera elle-même à une fin : son corps deviendra la limite de ce mécanisme, ayant trop souffert de ces abus violents. Elle devient physiquement incapable d'exercer sa sexualité. Elle cherche à se convaincre que c'est une bonne chose, d'abord par l'intermédiaire de la réflexion (groupe de psy), ensuite par la confession (processus global du film). A ce stade de son aventure, la sexualité est devenu le référent ultime, une sorte de figure divine : procurant le plaisir absolu autant que la frustration absolue, chose qui se concrétise dans la dernière rencontre avec Jérôme, où le corps est synthétisé de toutes les façons possibles. La mort revient comme mécanisme de jouissance - en tantant de le tuer, elle reproduit le moment salvateur connu face à la mort du père (phase de contrôle). Mais l'échec de sa tentative (probablement voulue inconsciemment) la ramène à son besoin de hiérarchie - elle ne peut pas vraiment se permettre de tuer son père à nouveau, cela reviendrait à perdre ce qu'il lui reste de plaisir sexuel. Elle est donc frappée par Jérôme qui ramène la seconde dimension du corps, la violence incarnée (perte de contrôle). Enfin, en se faisant uriner dessus par sa protégée, c'est elle qui perd son statut idéal qu'elle avait jusque-là conservé. Tout comme son père se couvrait d'excréments et tombait donc de son nuage de perfection pour elle, sa protégée la souille et lui signifie sa propre chute, celle de son échec final. Elle n'aura finalement pas réussi à redonner un sens à sa sexualité, par sa sexualité, et son identité s'en retrouve mise au tapis.

Son dernier espoir c'est donc bien cette confession, où elle se présente comme mauvaise (evil). Son interlocuteur, de son propre aveu asexuel, tente de la guider vers un pardon pour elle-même. Toujours en rivalité avec elle-même, elle a tendance à vouloir "perdre pour gagner" - son dernier salut serait de reconnaître qu'elle n'est qu'un être malade et tordu, isolé du reste de la société (un positionnement social enfin trouvé). Mais son interlocuteur la convainc (presque) du contraire : tout ce qu'elle a fait peut s'interpréter comme une volonté d'être un être meilleur pour elle-même et les autres, sans mensonge. A l'aube de cette vérité, elle décide alors, après les deniers mots de sa confession, de renoncer à sa sexualité à jamais.

Bien entendu Von Trier ne peux pas se satisfaire d'une telle issue narrative. Y aurait-il une "salvation" presque morale à toute cette histoire ? Toujours prompt à proposer des morales transgressives, il se lance dans le twist final qui remet les pendules à l'heure du désir humain sans limites : même l'asexué, même l'oreille attentive, finit par succomber. Ces derniers instants nous proposent un ultime transfert : celui du désir sexuel passant vers le désir de vie, de renaissance. En assassinant l'homme, Joe, qui a pourtant jusqu'ici fait peu de cas du fait de baiser avec qui que ce soit, fait preuve d'un nouveau désir (identitaire) lui donnant pour la première fois l'occasion d'affirmer une intégrité (physique et morale) et une pudeur intattendue.
IIILazarusIII
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le 30 juil. 2014

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