Hélas c'est d'abord avec le sentiment que l'inspiration du naguère génial Kusturica s'est tarie que nous ressortons de On the Milky Road. Ne trouvant pas le récit adéquat pour épouser son projet, il pond un film bigarré, trop baroque et formellement incohérent, desservi de plus par un terne jeu d'acteur. Par ailleurs, la reprise des thématiques qui lui ont valu tant de succès, mais auxquelles il ne parvient pas à insuffler de nouvel élan, prouve l'impasse créatrice dans laquelle il se trouve. Enfin, la morale du film nous semble pour le moins douteuse et sonne assez faux au vu du personnage et de ses engagements sulfureux.


Le recours à la fable où les animaux jouent des rôles à part entière nous semble l'apport le plus innovateur dans ce film où le genre humain apparaît souvent comme assez détestable alors qu'eux entretiennent avec le protagoniste des rapports de connivence et d'amitié. Kusturica, révélant par la même la vision pessimiste qui s'est emparée de lui - lui qui vit désormais retiré dans le village qu'il a lui-même bâti dans un coin perdu au milieu des Balkans, reclus avec les personnes qu'il daigne y convier – attribue à la manière d’Ésope des qualités anthropomorphes à ceux-ci. Il leur fait ainsi subtilement incarner voire personnifier des figures politiques et sociales sous couvert du divertissement, le faucon pèlerin et le serpent renvoyant respectivement à l'image d'un pouvoir supérieur de contrôle et de surveillance chez l'un et de corruption chez l'autre; les moutons, le peuple, à l'instant grégaire, ayant peu de discernement et sacrifiés pour le bien des gouvernants; la poule, se regardant dans le miroir pour pouvoir pondre son œuf, au narcissisme de l'artiste (et de lui-même au passage); l'âne fidèle et les oies blanches et pures qu'on trempe dans le sang servant surtout d'intermédiaires pour conduire le récit et accompagner les mouvements de caméras. Outre ce recours à la fable, celui à la farce (on pense aux gags – peu réussis, il faut l'avouer – avec l'horloge ou le puits) montre l'intention d'orienter ce film vers un public plus jeune (même si la gravité et la cruauté de la guerre viendra annuler cette première intention), tandis que la référence au mythe de Sisyphe vient illustrer sa position vis-à-vis de la guerre (perçue comme absurde donc). Toutes ces formes qu'empruntent sa fiction donnent lieu à amalgame confus et incohérent auquel vient encore s'ajouter des scènes d'action voire de film de guerre - à nos yeux peu pertinentes – élargissant ainsi le spectre de la réception vers un public plus habitué aux blockbusters et aux histoires simplistes de type hollywoodien.


Les personnages de Kosta et Milena que campent Kusturica et Bellucci vont d'ailleurs dans ce sens, eux qui sont bons et gentils, dans un monde où les autres sont souvent méchants. Cette vision volontairement manichéenne appauvrit la qualité du message du réalisateur, de même que le jeu des acteurs ternit des images souvent recherchées (principalement les plans – déjà vu dans son cinéma - dans l'eau et tournés en altitude) et un cadre magnifique (principalement celui de la partie finale). En effet, Kusturica acteur déçoit à cause d'une expressivité trop plate tout comme Bellucci qui ne sait ni chanter, ni danser, ni parler serbe (ni jouer, avons-nous envie de rajouter), les deux réunis formant de plus un couple improbable (Bellucci pass d'entrée pour le festival de Venise?).


La reprise des mêmes thématiques (la guerre, l'amour, les mariages et enterrements, la musique tzigane – signée par son propre fils, et de moins bonne qualité ici) mais avec beaucoup moins de talent, de conviction, de fraîcheur prouvent hélas les limites d'un cinéaste en manque de confiance, ayant mis sa caméra de côté pendant de longues années (dernier film, si l'on écarte le documentaire sur Maradona, en 2007 avec Promets-moi qui était lui-même à des années lumière des géniaux Underground ou Arizona Dream ou même des excellents Temps des Gitans ou Chat Noir, Chat blanc). Ici, il est palpable que Kusturica cherche à faire resurgir ses chefs d’œuvre du passé, au lieu d'essayer si ce n'est de composer une autre pièce, au moins de jouer une nouvelle et différente variation sur le même thème.


Enfin, banni du festival de Cannes qui l'a jadis fait roi, accusé de fréquentation peu recommandables, il cherche visiblement à s'en laver les mains à travers la morale finale, vertueux et louable message, où il montre qu'avec son film


il apporte une pierre à l'édifice de la paix


. Cependant, cela nous sonne assez faux et double, les déclarations qu'il a pu faire dans le passé allant à l'encontre d'une attitude si pure et prude comme il veut nous faire croire.


Nous espérons tout de même qu'il retrouvera rapidement son talent et qu'il ne finira pas comme d'autres artistes – reprenons la citation interne qui rappelle cette anecdote de la vie de Van Gogh, mort fou quelques mois après s'être coupé l'oreille, car selon la légende il ne parvenait pas à la représenter – et qu'une gentille muse saura lui recoudre cette partie de lui-même qu'il a semble-t-il égarée. Un 5/10 donc, parce qu'il s'agit de Kusturica et qu'on l'aime bien quand même.

Marlon_B
5
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le 5 mai 2017

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Marlon_B

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