Inspiré d'une nouvelle de Ryunosuke Akutagawa, Rashōmon est un récit fait de plusieurs récits imbriqués dans lesquels trois personnages jouent la même scène de départ qui souffrira néanmoins de variations importantes. Prétextes pour la mise en scène d'une dramatisation des corps et surtout des visages, ces récits proposeront également une réflexion sur le vrai et le vraisemblable interrogeant ainsi l'éthique du narrateur.
Tout d'abord, on regrettera de cette adaptation d'un récit court les bricolages plus ou moins heureux permettant d'étirer la durée d'un long-métrage jusqu'à l'heure et demie canonique (on pense principalement aux marches interminables et inutiles au milieu de la forêt), ce qui hélas mine la diégèse – car le sommeil qui m'est venu pendant les trente premières minutes n'était pas seulement dû à la fatigue. Ils révèlent ici les limites d'un film, loin d'être le plus maîtrisé des Kurosawa, qui malgré les confusions de narrateurs demeure par ailleurs tout à fait correct.
Mais revenons au sujet: dans un décor apocalyptique, trois personnages (dont deux témoins) parlent d'un fait divers qui donnera lieu à quatre narrations différentes (dont les auteurs ne sont pas forcément ces mêmes personnages), chacune se démarquant des autres grâce à des variations sensibles. À travers cette mise en abîme, Kurosawa propose des intrigues savamment agencées autour de trois personnages dans un triangle amoureux dont les alternances amour/répulsion, admiration/déshonneur, pulsion de vie/pulsion de mort déplacent les rapports entre chacun d'entre eux.
Grâce à ces couleurs primaires de la palette sentimentale, Kurosawa proposent de nouvelles nuances et peint des masques d'une grande force dramatique sur des acteurs tous remarquables - dans la tradition du théâtre Nô -, aux jeux troublants tant ils passent sans incohérence du rire aux larmes ou de la rage dévastatrice à l'amour fou. Par ailleurs, grande attention est portée à la beauté du mouvement et outre les voiles du vêtement de Masago dansant avec une chaste volupté lorsqu'elle monte son cheval, on pense surtout aux combats merveilleusement filmés.
Même si dans certains le côté fictionnel est nettement visible tant les acteurs feignent de feindre, le spectateur accepte le divertissement et se retrouve donc dans les propos d'un des témoins pour qui «qu'importe s'il s'agit d'un mensonge tant que c'est intéressant». Cela soulève donc la question souvent évoquée par les témoins abrités sous le Rashōmon du vrai et du vraisemblable, réflexion au centre de ces haltes de la narration, qui rejoint aussi la dimension métafictionnelle du récit enchâssé.
Film d'une grande simplicité au premier abord, il s'enrichit néanmoins d'une éthique du créateur mais aussi d'une critique du destructeur. Car, dans ce monde en ruines où l'on ne peut plus avoir confiance en l'homme, où l'on ne comprend pas ce qu'il est arrivé tant l'absurdité et la perte de sens le caractérise, une atmosphère post-guerre est palpable et il semble tout à fait pertinent dans cette analyse approfondie de relier histoire et Histoire, création et destruction alors que le Japon se remet à peine de Nagasaki et Hiroshima (le film sort en 1951). Derrière ce viol qui est mis en scène vient donc se greffer le sentiment d'un Japon attaqué de l'intérieur, chacun des récits illustrant la multiplicité des visions de l'Histoire, chaque pays l'écrivant selon sa fantaisie et surtout selon son intérêt. Cette vision pessimiste, noire d'une humanité qui n'arrive pas, comme dans tous les films de Kurosawa, à vivre ensemble heureux et dans la paix, est toutefois nuancée grâce à l'apparition de ce bébé qui symbolise l'espoir et augure d'un futur plus prometteur. Souhaitons que ce message soit prophétique et se réalise.