Qu'importe, qu'ils soient démons ou hommes

Apocalyptique, l'ouverture du long métrage nous présente un bonze médusé et son compagnon d'infortune, un bûcheron étrangement mutique. Abrités sous les vestiges déliquescents d'un semblant de civilisation, il sont bientôt rejoints par un vagabond pressé de trouver refuge contre les pluies diluviennes, semblant déterminées à engloutir le monde. Intrigué, ce troisième larron questionne les deux hommes particulièrement troublés.
Ensemble il se remémorent le récent traumatisme de la découverte d'un cadavre en pleine forêt et l'insoluble mystère entourant les circonstances du meurtre.


Vient alors pour moi l'occasion de rappeler la particularité fondamentale et alors inédite de Rashômon. Maintes fois reprise par l'industrie, le film est bâti sur la confrontation de plusieurs témoignages, sensiblement différents. Dès lors, difficile d'identifier qui est le meurtrier du samouraï.
Toutes les histoires ont néanmoins la même origine. Un bandit de grand chemin s'éprend d'une passante voilée, accompagnée par son mari. Splendide Apollon nippon campé par un jeune Toshiro Mifune aussi bestial que dérangé, le truand fait captif le pauvre homme avant de violer sa femme sous ses yeux.
De ce point de départ commun divergent les quatre versions rapportées.


Le macchabée a-t'il succombé après avoir tenté de vaillamment défendre son honneur et celui de sa femme ? Ou s'est-il simplement infligé la mort, couvert de honte ? À moins qu'il n'ait été tué dans un accès de folie ou la victime d'une machination de sa femme, peut-être pas si aimante et vertueuse ?
Qu'importe, la multiplicité des témoignages et l'absence d'honnêteté jette un constat glaçant et très pessimiste sur la condition humaine, en parfaite opposition avec l’aménagement quelque peu artificiel d'un exutoire, bouffée d'optimisme, au sein de l'épilogue d'un film pourtant très crépusculaire. La foi du bonze en ressort écornée, mais toujours intacte. Les pluies cessent, clap final, le spectateur n'est pas dupe.


Que retenir d'autre concernant ma découverte de Rashômon, soixante huit ans après sa sortie en salle ?
Déjà que sur le tableau de la réalisation, Kurosawa reste encore aujourd'hui une référence évidente. La seule contrariété que le béotien que je suis aura relevé est au final un manque de contraste de l'image lors du flash-back consacré à la découverte des pièces à conviction puis le corps de la victime, rendant difficilement identifiable la nature des objets gisant au sol au cours de la scène. En dehors de ce grief, impossible de prendre le sensei à défaut. On retrouve les grandes caractéristiques de sa réalisation avec la composition minutieuse de ses plans et des mouvements. S'exprime également son goût pour une fluidité de mise en scène qui, sur un plan séquence, enchaîne les valeurs de plan en recourant de façon minimale au montage. Cette façon de filmer profite tout particulièrement aux ballets auxquels s'adonnent les personnages au cours de deux scènes d'affrontement, qu'elles soient héroïque ou pathétique. Enfin, notons une fois encore l'importance accordée à la nature, occupant ici encore la très grande majorité des plans. La forêt constitue à elle seule un personnage à part entière. Caniculaire et agitée, elle bénéficie notamment d'un excellent travail sur les éclairages, offrant, au gré des bourrasques, un peu de répit aux acteurs accablés par une chaleur que l'on devine étouffante.


Pour finir, je salue la performance des trois acteurs principaux sur qui repose l'équilibre du film. Endossant tour à tour des rôles nuancés dictés par les différents témoignages. Mifune est habité, les mauvaises langues diront "en roue libre", et Machiko Kyô en veuve éplorée, tantôt victime, tantôt bourreau, particulièrement dérangée. Parfois grandiloquent et à grand renfort de larmes, j'éprouve encore aujourd'hui de grandes difficultés, sans doute culturelles, à apprécier ce style de jeu, sans pour autant y voir une faiblesse.


Rashômon est un film majeur autant pour ses qualités intrinsèques que l'héritage qu'il a construit, fondateur d'une structure narrative cinématographique efficace que l'on retrouve encore aujourd'hui, même dans le Star Wars de Rian Johnson. Amusant pour une saga dont l'origine était une réinterprétation de la Forteresse Cachée.

YvesSignal
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le 25 juin 2018

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Yves_Signal

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