Tête la première. Les trois réalisateurs de ce film plus que tout autre unique nous convient à une plongée, tête en avant, dans l’univers de la folie, de la souffrance, et de la création artistique. Mais le générique initial annonce, crânement, par le biais d’un sous-titre, « Feel-good movie sur la souffrance ». L’engagement sera tenu, et les spectateurs sortiront de la projection sourire aux lèvres et même, ce qui est plus rare, échangeant ces sourires, comme s’ils étaient conscients d’avoir participé à une expérience éminemment singulière et précieuse.


« Rester vivant : méthode » joue sur la convergence des forces, la puissance vitalisante des rencontres. Un paradoxe fécond pour un film qui se penche sur l'irréductible solitude de tout être, à plus forte raison si celui-ci - comme ce sera le cas pour les cinq personnages mis en présence - se trouve embastillé dans sa folie. Convergence des forces, avec l’union des trois réalisateurs, chacun occupant simultanément un autre poste de commande : Erik Lieshout, également scénariste, en duo avec Michel Houellebecq lui-même ; Reinier Van Brummelen, également directeur de la photographie et monteur ; Arno Hagers, également ingénieur du son. Et puissance vitalisante des rencontres, avec celle, qui organise et motive l’ensemble du film, entre le magnétique chanteur, américain, Iggy Pop, et l’écrivain français Michel Houellebecq. Une rencontre d’affinité et d’estime qui s’est déjà produite dans une appréciation mutuelle de l’œuvre, avant de s’inscrire dans le réel.


Le documentaire donne ainsi la parole à cinq personnages. Autour des figures, centrales et structurantes, des deux stars de la littérature et du rock, surgissent trois silhouettes moins connues, même si chacune est parvenue à accéder à une reconnaissance : Anne-Claire Bourdin et ses poèmes, lui permettant d’échapper à des accès de folie destructrice ; Jérôme Tessier et son oscillation entre mysticisme et folie, ouvrant sur l’écriture ; Robert Combas et sa folie convertie en art par le biais de ses tableaux. Tous livrent leur inconfort, les gouffres et les murs frôlés ou percutés (« Je suis allé droit dans le mur », déclare Jérôme Tessier), et le caractère rédempteur de la création. Rédempteur, puisque tout à la fois ancrant et vectorisant l’existence.


Les états authentiquement nirvanesques sont toutefois insufflés par la présence à l’écran et à la bande-son des deux monstres sacrés : Iggy Pop, ses belles mains tourmentées posées avec calme et recueillement sur le livre de Michel Houellebecq, « Rester vivant : méthode », texte dont il nous lit des extraits... Certes, il s’agit d’une traduction en anglais, mais les pires adeptes de la langue originale fondent à l’écoute du timbre infiniment profond du chanteur, qui offre aux mots de l’écrivain un écho inespéré, un étirement du son qui libère tout l’espace de réflexion nécessaire. L’œil est vif, encore incroyablement clair et acéré, presque ironique, surplombant ce corps à la fois vigoureux et endolori, auquel Iggy Pop fait volontiers prendre des poses christiques, lors des quelques passages de concert qui sont montrés. Et lorsque la lecture se suspend, toute l’admiration du chanteur se dit dans un haussement de sourcil, sur son visage infiniment mobile et expressif.


Bien que le film se présente comme un documentaire, le visage de Michel Houellebecq ne surgit pas sous son nom d’auteur (avec son patronyme qui offre la notoriété au nom de naissance de sa grand-mère paternelle, qui l’a en grande partie élevé), mais sous le nom du personnage d’artiste contemporain que l’on rencontre dans « La Possibilité d’une île » (2005). Ici, il figure un créateur tourmenté, Vincent Greilsamer, habitant la maison de ses grands-parents, et y préparant, dans la cave, une installation à bouleverser le monde de l’art contemporain. La mise en présence des deux artistes, dans la cuisine vieillotte de cette maison, est un grand moment de cinéma, égalant voire surpassant celle de Bashung et d’Arno dans « J’ai toujours rêvé d’être un gangster » (2007), de Samuel Benchetrit. Car ici les deux icônes ne se retrouvent pas à demi privées de mots et se livrent à un échange des plus fous, entre les paupières mi-closes de celui qui proclame « Nous sommes déjà morts », et l’œil inoxydable de celui qui semble enregistrer avidement chaque seconde de ce qu’il contemple et écoute là.


Sur une déambulation magistrale dans le Paris estival du petit matin, le film se referme, au son de la chanson d’Iggy Pop, « I want to go to the beach » :
« I wanna go to the beach
I don't care if it's decadent
I don't know where my spirit went
But that's alright
I wanna go to the deep
Cause there's nowhere I want to be
And nobody I want to see
But that's alright
Particles of pain in my brain
I guess they're here to stay
They work their way inside
And I can't hide or even walk away
You can convince the world
That you're some kind of superstar
When an asshole is what you are
But that's alright
Waiting, hating the shit life throws my way
Hating, waiting to make my escape
I wanna go to the beach ».


On quitte la salle, accro à ce chant, accro à ce documentaire, dont on rêverait de faire son film de chevet...

AnneSchneider
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le 26 mai 2018

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Anne Schneider

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