Il sera je pense inévitable de passer par la comparaison de l'année entre l'Yves Saint Laurent de Jalil et le Saint Laurent de Bonello. Les deux frères sont littéralement ennemis, et portent bien chacun leur nom. Yves Saint Laurent, c'est l'homme ; Saint Laurent, c'est le créateur.

Bonello nous a longtemps répété que son but n'est pas de démystifier Saint Laurent, et qu'il veut montrer ce qu'être Saint Laurent a coûté à Yves, plutôt qu'une bête reconstitution historique. " Le biopic est devenu un genre très codifié et ressemble à Wikipedia. Or, l'accumulation de saynètes informatives ne fait pas un film, à force de vouloir tout montrer, on ne raconte rien. Par ailleurs, vouloir rationaliser une personne exceptionnelle ou une star pour expliquer qu'en fait c'est une personne normale, ne m'intéresse pas. ", répond-il lors d'une interview au Figaro. Tout d'abord, Yves Saint Laurent, Maria Callas, ou Bertrand Bonello sont des personnes comme vous et moi ; elles mangent, elles dorment, elles font pipi, elles font caca. Si on a besoin d'un biopic pour le comprendre, c'est que la conception de la vie humaine se porte plus mal encore qu'on le pensait. Bonello élude donc totalement l'homme Yves, au profit du créateur Saint Laurent. Le film commence, un Saint Laurent sous l'identité de " M. Swann " entre dans un riche hôtel, silhouette obscure cachée des regards de la ville. Saint Laurent est déjà Saint Laurent au début. Soit. C'est compréhensible.Mais ce qui l'est moins, c'est que tous les personnages sont au début ce que l'histoire a fait d'eux. Betty et Loulou ne se présentent jamais clairement, leur nom est évoqué mais leur vie jamais. Bonello en fait les marionnettes d'Yves Saint Laurent. Et il fait d'Yves Saint Laurent sa marionnette.

Peut-être que l'ouverture de l'année avec le chef-d'œuvre de Jalil Lespert (oui allez vous faire foutre espèce de viscontiens hop là ça y est j'ai donné le ton ma marque de fabrique après tout moi aussi comme Bonello j'ai le droit de faire mon connard imbu de son egotisme narcissique alors ça va péter) a contribué à mettre en lumière l'homme qui a vécu animé des plus grands rêves de la terre, et à l'offrir aux regards fascinés d'un public six ans après sa mort. Après ces neuf mois de gestation du mythe dans la tête du public, Bonello a donc toutes les chances qu'on comprenne à quel héros il s'est attaqué. Le problème, c'est qu'il le sait parfaitement. Et ce n'est absolument pas un film centré sur Saint Laurent, ni même sur Yves. C'est Bertrand Bonello qui s'amuse à faire le portrait de… quasiment de Bertrand Bonello tel qu'il se rêve.

Qu'atteindre aux douloureuses exigences et à la monstruosité du travail d'Yves Saint Laurent soit l'ambition de certains créateurs, c'est compréhensible et profondément louable. Moi-même amoureux, j'ai foncé vers le Saint Laurent tant promis avec, en tête, le mythe du créateur et l'attente d'un film qui encore une fois le sublimerait.
" Le défilé approche, on n'a rien pour commencer à travailler ", lâche Pierre Bergé pour raisonner Yves. Le même Pierre Bergé a accompagné le film de Lespert, au détriment de celui-ci. Un peu trop imbu de cela, Bonello semble conscient qu'il n'a pas accès à toute la documentation historique, et qu'il ne peut pas mener un travail de recherche de qualité. Qu'importe, peut se dire Yves Bonello ! Après tout, le public a vu le premier film, il sait qui était Yves Saint Laurent, ce n'est pas à moi de lui faire cette leçon d'histoire ! Après tout, Yves Saint Laurent est déjà connu de la terre entière, à moi de le mettre en scène !

Le générique signe littéralement " Mise en scène de Bertrand Bonello ". Avec le respect de la réalité historique qui semble soudain être une tare comme l'est le respect du texte de théâtre, le réalisateur prend la vie d'un homme pour support et lui passe dessus avec le rouleau compresseur de ses intentions. Si au théâtre et puis au cinéma, on a rendu depuis longtemps le public désabusé de voir l'auteur transparaître bien au-delà de l'œuvre, il y a un problème plus grave. En plus de jouer avec le spectateur qui doit connaître lui-même tous les détails de la vie et l'œuvre de Saint Laurent, il joue avec la vie de son sujet. Une vie humaine, ce n'est pas un texte de théâtre, ce n'est pas un roman de Proust, ce n'est pas une pièce de soie. Et, aussi parfois inhumaine qu'ait été la vie d'Yves comme de Saint Laurent, je rappellerai le vers de Primo Levi : " N'oubliez pas que cela fut ".

Bonello est partout. Il est dans le choix des acteurs, un peu tout le cinéma actuel. S'il y a effectivement un seul acteur pour incarner la gueule d'écorché pourtant élégante du héros, Gaspard Ulliel est le choix le plus pertinent. Le choix est tellement pertinent qu'on ne peut que ce dire " Waouh, c'est Gaspard Ulliel, il lui ressemble, il a vraiment l'air d'Yves Saint Laurent, lui qui a joué aussi bien un jeune premier fragile perdu dans la Grande Guerre que Hannibal Lecter ". Du coup, Gaspard Ulliel fait tellement bien son travail de Gaspard Ulliel qu'il en devient Gaspard Ulliel et non Saint Laurent. Au moins, pas grand-monde dans le grand public ne connaissait Pierre Niney sur grand écran avant qu'il n'incarne ce rôle. Cette critique est beaucoup trop longue, et vous ne la lirez pas, alors pour ceux qui arrivent à ce passage en plein milieu d'un paragraphe plutôt qu'au début ou à la fin, si vous lisez cela envoyez-moi un message et je vous enverrai une tablette de chocolat par courrier postal. En plus, c'est ma deux cent cinquantième critique sur ce site, et sur ce film ant attendu cela a du sens. Fêtons donc cela en cœur pendant cet interlude pour vous pousser à la lire. Merci de m'avoir poussé à rester jusqu'à deux cent cinquante critiques et de l'amour à vous. Jérémie Rénier fait du Jérémie Rénier ; et il y a quasiment une private joke quand Yves répond à sa mère " Et bien si jamais j'ai besoin de changer une ampoule, c'est Pierre qui le fera " (https://www.youtube.com/watch?v=Nx2naUGho1k). Meilleure blague du film. Quant à Léa Seydoux, bien que plus belle encore et féminine et adulte, elle remporte le prix Léa Seydoux pour son interprétation du personnage de Léa Seydoux. Bonello est même dans ses acteurs, dans un petit comité de Libération qui se gausse à annoncer la mort du couturier. Est-ce que ce rôle montre que Bonello a tué Saint Laurent ? Répondons simplement qu'il y avait pas mal d'autres rôles disponibles dans le film. Il est dans le découpage, va même jusqu'à découper le dernier défilé façon Mondrian, s'imagine créer une nouvelle robe et l'exposer en pièce maîtresse de son film qui tout entier est un défilé Bonello.

Dans ce dernier découpage, Bonello nous montre donc plusieurs séquences du défilé à la fois. On est abreuvé de tout, on ne sait où donner de la tête. Bonello nous emmêle avec des revirements de dates en dates, flashbacks incessants de quelques bribes d'un Yves enfant à quelques solilques d'un Yves vieux. Bonello passe brièvement sur des épisodes, parce qu'il faut les donner au public, après tout c'est lui qui fait le fric ; la photo nue, la rencontre avec Betty puis avec Loulou, les demeures successives. Il passe par tant de saynètes indépendantes qu'à la fin, il veut tout dire. Il ne veut pas raconter l'histoire, mais il ne trie pas, et tout semble passer parce qu'il faut le passer, avec sa touche à lui de prétendu grand créateur parce que sinon c'est linéaire et ennuyeux.

Mais qu'il ne s'inquiète pas, c'est ennuyeux comme ça. C'est ennuyeux parce qu'il n'y a aucun fil auquel se raccrocher, sinon celle qu'il pense qu'on connaît. Sincèrement, je défie quiconque ne connaît rien de Saint Laurent de comprendre ce film. Heureusement que j'écris un roman sur lui bordel de merde, sinon je me serais cru devant un von Trier (quand un film me troll en retour je troll, c'est drôle). Le film cherche trop à dire, et à tout dire. Mais il ne dit même pas quelque chose de l'Histoire ou de la vie, non ; il opère seulement un mélange un peu douteux entre les attentes commerciales du public et les intentions narcissiques de l'auteur.

Bonello veut faire du Saint Laurent. Soit. Mais Bonello est cinéaste. Saint Laurent était couturier. Bonello veut faire du Proust comme Saint Laurent voulait faire du Proust. Proust était romancier, Saint Laurent était couturier, Bonello est cinéaste. Le cinéma n'est pas la couture, la couture n'est pas la littérature. Et si le créateur était le seul à pouvoir transformer dans un travail d'alchimiste la littérature de Proust en haute-couture de Saint Laurent, c'est qu'il était Saint Laurent et qu'il ne l'est pas devenu par magie. Il l'est devenu dans son histoire, relatée dans des témoignages, des biographies et, accessoirement, un film.

" N'est pas Saint Laurent qui veut ; si vous voulez faire du Saint Laurent, il y a encore beaucoup de boulot ", se moque Pierre à un fabriquant de sacs qui essaye d'imiter la maison et de lui vendre sa marchandise. C'est le rôle de ce fabriquant qui aurait sûrement le mieux convenu au réalisateur.
Ashen
6
Écrit par

Créée

le 24 sept. 2014

Critique lue 477 fois

4 j'aime

Ashen

Écrit par

Critique lue 477 fois

4

D'autres avis sur Saint Laurent

Saint Laurent
Alfred_Tordu
1

Leçon de Cinéma : Comment faire un film français au succès critique important ?

Si vous aussi vous êtes un réalisateur sans talent ayant le malheur d'être français et que vous souhaitez avoir du succès sans être obligé de produire des drames sentimentaux chiants ou des comédies...

le 28 sept. 2014

51 j'aime

46

Saint Laurent
Clairette02
8

Saint Laurent, priez pour nous

Quelque mois après le biopic très classique et peu inspiré de Jalil Lespert sort le Saint Laurent de Bertrand Bonello. Les ambitions ne sont clairement pas les mêmes : si le premier film se veut être...

le 1 juin 2014

51 j'aime

11

Saint Laurent
Krokodebil
8

Démons, merveilles, fantômes

On ne sait pas vraiment par quel bout prendre le nouveau long-métrage de Bertrand Bonello. Entourée d'une petite aura de scandale, sa production simultanée à celle de l'autre biopic sur YSL, le fade,...

le 26 sept. 2014

43 j'aime

Du même critique

Huis clos
Ashen
9

L'enfer, c'est nous.

" Oui, c'est Jean-Paul Sartre qui l'a dit, c'est trop vrai, l'enfer, c'est les autres, parce qu'ils sont méchants qu'ils font du mal et qu'ils devraient pas exister, Sartre c'est trop un rebelle t'as...

le 1 août 2012

53 j'aime

Journal d’une femme de chambre
Ashen
3

Journal de Léa

L'avant-première du Journal d'une femme de chambre a eu lieu au Mk2 Bibliothèque le 23 mars 2015. Benoît Jacquot et Léa Seydoux sont apparus sur scène trois minutes, puis ont disparu. Benoît Jacquot...

le 26 mars 2015

18 j'aime

2

Serena
Ashen
7

Sérénité

Serena, c'est beau. Il y a des paysages des forêts brumeuses dans les montagnes en Caroline du nord. C'est parfois très léché, l'architecture des villages et des maisons carrées aide beaucoup. Ça...

le 15 nov. 2014

18 j'aime

1