Le récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe

« C'est maintenant, ami lecteur, qu'il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. »
C’est ainsi que le Divin Marquis décrivit son propre roman, écrit lors de son emprisonnement à la Bastille. Il mourra misérablement en croyant son manuscrit à jamais perdu.


Salò fait suite à la somptueuse « trilogie de la Vie » de Pasolini. Ce dernier était un poète, il affectionnait le peuple, le corps humain, et le réel de manière générale. Pour lui, la sacralité de la vie s’y nichait, et s’exprimait principalement dans l’expérience sexuelle.
Mais dès le milieu des années 1970, Pasolini abhorre, avec une véhémence rarement observée, le « nouveau pouvoir » qui a pris possession des peuples. A savoir la société de consommation. Pour lui, le pouvoir de consommation aliène les corps et les esprits d’une manière encore plus impitoyable que n’importe quel régime autoritaire, et a contribué à faire de l’Homme à la fois une caricature de petit bourgeois et un extrémiste de l’hédonisme.


Avec Salò, Pasolini revisite l’intrigue de Sade en nous immergeant dans un lieu et une temporalité qu’il connaît autrement mieux : à savoir en 1945, dans une campagne Italienne encore soumise au régime fasciste, alors de plus en plus décadent. Quatre libertins fortunés, évidemment fascistes eux-mêmes et symbolisant une élite bourgeoise corrompue et « sur-consommatrice », vont capturer et emprisonner 16 adolescents dans une luxueuse villa, afin de leur faire subir leurs fantasmes les plus indicibles.


Cette descente dans l’horreur évoque effectivement les cercles de l’Enfer de Dante, comparaison que j’ai déjà pu lire plusieurs fois. Le film suit également plus ou moins la structure et les 4 tableaux du roman de Sade, et alterne les récits des maquerelles, les scènes de débauche et les conversations érudites des libertins. Nietzsche, Proust, Baudelaire, Klossowski sont cités, entre autres.


Je cherche, en vain, des raisons qui pourraient légitimer les accusations de vulgarité et de facilité qui ont été portées à l’encontre de ce film. Il est pour le moins incompréhensible de penser une seule minute que Salò puisse être une reprise pornographique du roman de Sade. Subversif et provocant ? Bien évidemment, et Pasolini se sera prêté au jeu avec cette impertinence qui l’animait à l’époque. Mais malgré l’abondance de corps nus et d’actes sexuels en tous genres, on ne peut que s’accorder sur le fait que le film est complètement « dé-érotisé ». Pasolini, qui par ailleurs savait très bien glorifier le nu, s’en est assuré ici. L’acte sexuel est toujours extrêmement malaisant, et n’est rien d’autre qu’une métaphore du pouvoir qu’un bourreau exerce sans compromis sur sa victime.
Les jeunes captifs sont entièrement déshumanisés. Ils ne sont que de simples amas de chair bons à pénétrer, à torturer, à déchirer. Et si possible « jusqu’aux limites de l’infini, si l’infini pouvait avoir des limites », pour citer un des quatre libertins. Sur-consommateurs, vous disais-je.


Pasolini use abondamment du plan général, froid et théâtral, probablement pour éviter toute ambiguïté de lecture et une quelconque complaisance avec les personnages, que ce soit avec les bourreaux ou avec les victimes. Le grand-guignolesque occasionnel du jeu d’acteurs souligne encore davantage ce simulacre propre à la comédie. Le tout finit dans un huis-clos immonde, où l’Humanité a définitivement disparue. Les pires sévices et outrages y sont accomplis, les bombardiers en fond sonore. Et là où Pasolini maintenait volontairement cette distance avec nous autres spectateurs, notamment par les différents procédés que j’ai pu citer ci-dessus, nous sommes soudainement traînés de force derrière les jumelles des libertins, faisant de nous les complices de cet ignoble spectacle. Les effets spéciaux auront naturellement vieilli, mais ça n’a vraiment aucune importance. Les motivations des libertins étant infiniment plus terrifiantes que leurs actes.


Saluons également une belle utilisation de la musique qui n’est pas sans rappeler un autre monument cinématographique sorti un peu plus tôt : Orange Mécanique. Film culte aujourd’hui, à juste titre, mais malheureusement massivement « consommé » pour citer Michael Haneke, autre grand théoricien de la représentation de la violence au cinéma. Film souvent incompris et détourné de sa fonction première, Kubrick lui-même aura été choqué des effets qu’auront engendré Orange Mécanique.


Différence majeure entre les deux artistes selon moi : je pense que Pasolini savait parfaitement ce qu’il faisait. Il a probablement su tirer les leçons de ce qu’est devenu Orange Mécanique, et n’aura pas laissé son film lui échapper.


Avec Salò, Pasolini abjure sa trilogie de la Vie, pleine de joie et de fraîcheur.
Salò, c’est la diatribe brutale et graphique de Pasolini à l’encontre de toutes les formes de domination qui s’emparent des sociétés modernes, et qui transforment tout en marchandise.
Salò, c’est le dernier soupir d’un poète assassiné.


Dans le Top 10 de films m’ayant le plus marqué, Salò et les 120 jours de Sodome reste incontestablement le n°1. Il s’agit probablement de l’expérience cinématographique la plus forte que j’ai pu vivre. Il a été difficile de décider de la note que je lui donnerais. Comment mettre une note parfaite à un film qui m’a profondément dégoûté et que je n’oserais jamais regarder à nouveau ?


On peut se demander si les horreurs décrites dans le roman de Sade pourront un jour être mises en scène sur grand écran avec l’intelligence qu’elles méritent. Honnêtement, je ne pense pas. Lesdites horreurs étant si absolues qu’elles s’interdisent de fait toutes représentations. Mais la violence humaine ? Enormément de réalisateurs essaient, très peu réussissent.


Il fallait un artiste tout aussi insoumis que Sade pour oser.
On regarde son film une seule fois, nul besoin de le regarder une seconde fois. Preuve que son propos est clair et asséné avec la même implacabilité que la rhétorique du Divin Marquis. Son film ne sera pas devenu une espèce de petit monstre de Frankenstein ayant échappé à son créateur (contrairement à d’autres), et on ne peut que s’incliner devant une telle prestation. D’autant plus que ce film, vieux de 45 ans, trouve plus que jamais un écho dans nos sociétés modernes.


Terrifiant, éloquent, profondément engagé et visionnaire sous bien des aspects, Salò est indiscutablement un chef d’œuvre cinématographique majeur du siècle dernier, que tout cinéphile se doit de regarder au moins une fois dans sa vie.


Je ne peux m’empêcher de remarquer que, tout comme Sade, Pasolini sera mort sans avoir pu constater l’impact durable que son œuvre aura laissée chez ses contemporains. Est-ce là la punition de tous les rebelles ?

-Elle
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 4 avr. 2020

Critique lue 217 fois

2 j'aime

-Elle-

Écrit par

Critique lue 217 fois

2

D'autres avis sur Salò ou les 120 journées de Sodome

Salò ou les 120 journées de Sodome
Velvetman
8

La seule vraie anarchie est celle du pouvoir

Sous l’égide de Salo ou les 120 journées de Sodome, Pasolini, crée l’un des plus grands témoignages que l'on ait pu exprimer sur la domination de l'être humain, et de son emprise sur l’identité...

le 2 avr. 2015

121 j'aime

5

Salò ou les 120 journées de Sodome
busterlewis
3

Une douleur sans fin.

Je n'utilise jamais le "je" pour mes critiques mais là, je n'ai pas le choix car je veux être certain d'exprimer ma propre voix. Je pense avoir vu un certain nombre de films dans ma courte existence...

le 8 oct. 2013

106 j'aime

Du même critique

The Strangers
-Elle
9

Quand le polar Coréen invite des yokai Japonais… ça envoie du lourd.

Encore un film multi-genre comme on les aime ! Décidément, les Coréens affectionnent autant ce procédé qu’ils le maitrisent. « The Strangers » ou « The Wailing » commence comme un polar horrifique et...

le 1 août 2020

5 j'aime

2

Apocalypto
-Elle
7

Une grande civilisation n'est conquise de l'extérieur que si elle s'est détruite de l'intérieur

Alors on va se mettre d’accord tout de suite. Je ne suis pas une experte culturelle des civilisations mésoaméricaines, je n’ai aucune intention de le devenir un jour, et tout ça m’intéresse très...

le 20 juil. 2020

5 j'aime

Épouses et Concubines
-Elle
10

Entre un humain et un spectre, il n’y a qu’un souffle de différence

Songlian est une jeune fille instruite issue de la « classe moyenne » Chinoise des années 1910/1920. Sa famille ayant été acculée à la faillite depuis la mort de son père, elle n’a d’autre choix que...

le 18 août 2020

4 j'aime