En 1933, après le sombre L’Homme que j’ai tué et le grinçant Haute Pègre, Ernst Lubitsch s’attaque à la comédie en prenant cette fois-ci le parti de la légèreté totale : en résulte une Sérénade à Trois explosive et mémorable.


Deux hommes ratés font la rencontre d’une jeune femme dont ils tombent tous deux amoureux. Ils essaient à tour de rôle de la séduire avant de réaliser que celle-ci ne veut pas faire de choix et rester avec les deux. Mais la relation triangulaire n’est pas vraiment du goût de ces hommes exclusifs.


Dès le premier plan, le trio est unis dans un wagon du train Paris-Marseille. Sur le banc de gauche, les deux hommes endormis, amis et futurs concurrents ; sur le banc de droite, enfermée entre les deux paires de jambes étendues de ces messieurs, Gilda, la femme qui sera le cœur du triangle amoureux. La place de ces trois personnages dans l’espace scénique, dès les premières secondes, indique déjà celle qui sera la leur sur l’échiquier de la romance. Souvent filmés en plans alternés, en plans symétriques (dont Gilda est bien sûr l’axe central), sinon poussés aux extrémités opposées du cadre, les deux hommes et la femme apparaissent comme deux camps distincts qui entrent en collision. Heureusement, avec Ernst Lubitsch, ce genre de rencontre est souvent synonyme d’explosion de joutes verbales et autres dialogues succulents. Pourtant le réalisateur de Jeux Dangereux ouvre ce Sérénade à Trois sans faire prononcer un seul mot à ses acteurs, par un habile comique de geste et de situation qui, en plus de faire sourire, pose le caractère de ses personnages et amorce leur relation triangulaire.


La génie humoristique de Lubitsch vient de son utilisation irréprochable du langage, avec une importance accordée à certains accents et à la diction plus ou moins rapide. Mais sa plus grande force tient aux sujets mêmes des conversations qu’il met en scène, allant de savoir si Napoléon aurait gagné à Waterloo s’il avait porté les nouveaux sous-vêtements tendances dits « infroissables », aux considérations sur le confort des selles de vélo, en passant par la difficulté pour les hommes à ne pas penser au sexe dans toute relation impliquant une femme. Pour autant, il est difficile de parler des films de Lubitsch sans en gâter la sève, tant ceux-ci se construisent autour de comiques de répétition, de situation, de mimiques visuelles ou même de plans évocateurs. Les dialogues fusent, les regards se fusillent autant qu’ils se déclarent leur flamme. Un cinéma qui paraît simple de prime abord mais dont les structures narratives et humoristiques sont étonnamment complexes, et se construisent petit à petit : il est donc presque impossible de raconter une blague ou un passage du film sorti de son contexte. Et c’est aussi parce qu’ils sont aussi bien ficelés que les films de ce réalisateur sont si jouissifs.



« – Étonnant comme quelques insultes rapprochent les gens en trois heures. – Ça m’a fait du bien d’entendre toutes ces injures que j’avais oubliées depuis mon enfance ».



De leur côté, Gary Cooper et Fredric March sont l’élégance masculine incarnée, toujours bien habillés, bien coiffés, avec une passion démesurée pour les femmes qui n’a pour frein que leur galanterie outrancière mais bienveillante. Si l’on devait choisir un mot pour qualifier les personnages – et l’ambiance générale – de Sérénade à Trois, ce serait assurément « délicatesse ». Et d’ailleurs, l’un des personnages le dit lui-même : « la délicatesse, c’est la peau de banane sous le pas de la vérité » ; belle parabole de ce cinéma raffiné, où l’on glisse sur les bonnes manières pour laisser ressurgir la naturelle irrévérence humaine. Au milieu de cet environnement très masculin, Miriam Hopkins rayonne de charisme, malicieuse et impertinente, libre et décomplexée face à ces hommes esclaves des bonnes manières. Même quand la femme n’est pas physiquement là, elle est toujours présente au cœur des préoccupations masculines, sous une autre forme, souvent cachée dans le décor (une toile de peinture, par exemple), montrant subtilement que même lorsque les hommes parlent de tout autre chose leur attirance pour la gente féminine les rattrape malgré eux.


De ce point de vue, le film fait preuve de beaucoup de modernité. La preuve en est lorsque Gilda se demande pourquoi les hommes sont libres de choisir entre plusieurs femmes sans être jugés, alors que cela serait inadmissible si une femme essayait plusieurs hommes comme elle essaie des chapeaux. Pourtant c’est elle qui prend les rênes de la relation en remettant ces gentlemen à l’ego surdimensionné à leur juste place, dévoilant en eux une fragilité et un manque de confiance jusqu’ici insoupçonnés. Et finalement, cette romance s’apparente davantage à une grande déclaration d’amour à l’amitié, où les défauts de chacun sont la cause de leur charme unique. Car c’est bien le mélange de ces trois caractères explosifs qui donne vie à ce « couple à trois » étonnant, qui ne fonctionne plus dès lors que l’un d’entre eux manque à l’appel. Un véritable essai cinématographique quant à la possibilité de l’amour platonique, magistralement matérialisé par ce trio inoubliable.


Avec Sérénade à Trois, Ernst Lubitsch prouve qu’il est l’un des plus grands réalisateurs de comédies de son temps. La mesquinerie et la gravité de ses précédents films laissent place à l’élégance et au charme, pour faire de cette œuvre l’une des plus réjouissantes et attachantes de sa filmographie. Si son univers présente toujours une forme de grotesque, il ne tombe toutefois jamais dans la grossièreté. Tout est léger et fin comme de la soie, entraînant comme une sérénade qui se répéterait inlassablement – mais sans jamais lasser, justement. Une œuvre géniale à découvrir au plus vite, ou à redécouvrir pour ceux qui voudraient – à juste titre – s’en délecter encore un peu plus.

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le 21 févr. 2018

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Jules

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