Cette critique a été écrite pour le site Seul le cinéma. Je vous invite à la lire en cliquant sur ce lien.


Depuis 2015 sort tous les ans un film écrit par Taylor Sheridan, ancien acteur de télévision reconverti scénariste et réalisateur. C’est d’abord Sicario, réalisé par Denis Villeneuve, qui suit l’intégration d’un agent du FBI dans un groupe militarisé dirigé par la Maison Blanche, bientôt écœuré par la violence des cartels mexicains. En 2016 vient Comencheria de David Mackenzie, où deux frères braquent des banques afin de rembourser une dette, tout en étant traqué par un vieux shérif. Et en 2017 sort Wind River, réalisé par Taylor Sheridan lui-même, dans lequel un garde forestier aide un agent du FBI inexpérimenté à trouver le responsable du meurtre d’une adolescente. Ces trois films sont vus par leur scénariste comme une trilogie sur le nouvel Ouest américain. Ils ont pour point commun de se distancer des grandes villes américaines, pour s’ancrer dans des états désertiques et abandonnés par le gouvernement, le Nouveau-Mexique pour Sicario, le Texas pour Comencheria, et les plaines enneigées du Wyoming pour Wind River. En outre, les personnages principaux sont des marginaux, obsédés par un objectif : une justice en suivant les lois pour Kate Macer dans le premier film, la quête d’un foyer pour ses enfants pour Toby Howard dans le second, et enfin une autre idée de la justice, plus arbitraire et fondée sur la vengeance pour Cory Lambert dans le film de Sheridan. La trilogie semblait se terminer avec ce dernier, qui, de plus, fonctionne en miroir avec le film de Villeneuve (forêts enneigées/aridité mexicaine, héros masculin au-dessus des lois/protagoniste féminin respectueuse des règles, scène de tension au milieu d’une foule de voiture, sur une autoroute/confrontation isolée au milieu de la nature…). Cependant, en juin 2018, sort une suite inattendue du premier film : Sicario : Day of the Soldado, réalisé par l’italien Stefano Sollima, et écrit encore une fois par Taylor Sheridan.


Le premier Sicario raconte, on l’a dit, l’entrée de Kate Macer, interprétée par Emily Blunt, agent du FBI, dans un groupe armé qui réunit agents de la CIA, militaire, etc. Ainsi, le film est presque à la première personne, puisque l’on découvre cette équipe, et notamment ses membres principaux, Alejandro et Matt (interprétés respectivement par Benicio Del Toro et Josh Brolin), à travers les yeux de Kate. Le spectateur, tout comme Kate, ne sait jamais pas dans quoi il est embarqué, rendant les actions du film et l’histoire en général peu prévisibles. Le récit se sépare seulement de l’héroïne pour se dévoiler le quotidien d’une famille mexicaine, mettant ainsi en scène une réalité autre que celui du groupuscule américain.


Le second opus se concentre sur une mission de Matt, une nouvelle fois aidé par Alejandro, à la suite de plusieurs attentats islamistes. Les terroristes entrant aux Etats-Unis grâce aux passeurs mexicains, contrôlés par les cartels, les autorités décident de déclencher une guerre entre ces différents clans de narcotrafiquants. Pour cela, ils mettent en scène l’enlèvement d’Isabela, fille de Carlos Reyes, chef d’un des gangs les plus importants… Le problème du film par rapport au premier opus est tout de suite évident : Matt et Alejandro sont devenus les personnages principaux. Or le fait qu’ils soient secondaires dans le premier opus les rendaient plus intéressants, Alejandro étant une énigme pendant tout le film, énigme résolue lors d’une des scènes finales, et Matt, bien que lui aussi mystérieux, demeurait un personnage intermédiaire, n’ayant le droit à aucun développement. En suivant simplement une mission du groupe, mission dont chaque étape est annoncée et mise en œuvre à l’écran, Sicario : Day of the Soldado (et non, il n’y aura aucune utilisation du titre français dans cette critique, pour la simple et bonne raison qu’il est mensonger, aucune guerre des cartels n’ayant lieu à l’écran pendant l’ensemble du film) relève plus d’un spin-off, voire même d’un épisode de série, que d’une suite canonique.


En outre, le personnage principal du premier film se croit investi d’une mission presque divine (gimmick « villeneuvien ») de justice. Mais toutes les questions morales que se posait Kate Macer (la plus grande étant « peut-il y avoir justice si l’on agit au-dessus des lois ?») sont évincées Day of the Soldado, à l’instar du personnage. Et pourtant, l’élimination du rôle d’Emily Blunt, qui était à l’origine prévue dans le scénario, relève d’une bonne intention de la part du scénariste, qui considérait à juste titre que le premier Sicario lui avait donné une conclusion tout à fait satisfaisante.


D’autres voies auraient pu être développées par Sollima et Sheridan qui auraient permis d’éviter à l’histoire de devenir plus « classique » que son prédécesseur. La première aurait été de développer et de mettre au premier plan Miguel, incarné par le jeune Elijah Rodriguez, un adolescent qui intègre petit à petit un des gangs mexicains. Le voir grandir au sein du clan aurait permis de garder les agents fédéraux au second plan, et de mettre en scène autrement la découverte de leurs méthodes, cette fois du point de vue d’un hors-la-loi, tout en dévoilant à l’écran une nouvelle réalité, celle des cartels. En outre, si l’histoire avait choisi de dévoiler la vie des narcotrafiquants mexicains, Stefano Sollima aurait très probablement fourni un excellent travail de réalisation, le cinéaste étant reconnu à l’international pour sa série Gomorra, série italienne sur la mafia milanaise, saluée par la critique pour son réalisme absolu.


La production voulait cependant mettre le personnage d’Alejandro au centre du film, ce qui ne paraît pas si évident. Il n’est en effet développé que dans la deuxième partie du film : alors que Matt et son équipe reconduisent Isabela au Mexique, escorté par la police mexicaine, cette dernière, corrompue par le cartel, se retourne contre eux et les attaque. S’en suit alors une scène digne d’un film de guerre, où la jeune fille, prise de panique, quitte le véhicule qui la protégeait et s’enfuit dans le désert mexicain. L’assaut terminé, Alejandro décide de partir seul pour la retrouver et, une fois à ses côtés, de nouveaux éléments de la vie du tueur à gages vont émerger. Alors qu’on lui ordonne d’éliminer l’adolescente, il refuse, Isabela lui rappelant sa fille décédée. Si ce court développement est louable, il manque néanmoins de profondeur, et trahit le rapport paradoxal de la production au rôle de Benicio Del Toro, tiraillée entre le mystère qui entourait le personnage dans le premier film et la volonté d’en faire le personnage principal. Pour dépasser les motivations dévoilées à la fin du premier film, et donner à Alejandro une autre dimension, il aurait peut-être fallu étirer les trente minutes où Isabela et Alejandro évoluent ensemble à la quasi-totalité du film, un peu comme ce que James Mangold et la Fox avaient fait avec le personnage de Wolverine dans Logan, sorti en 2017, où le film de super-héros laissait place à un road-trip à travers les Etats-Unis. Cette idée aurait aussi permis de laisser plus de place à la jeune Isabela Moner, déjà très convaincante malgré un casting écrasant.


Mettre Stefano Sollima à la tête du projet était une idée parfaitement logique, le film de Villeneuve et Gomorra, création télévisuelle du réalisateur italien, étant tous deux reconnus pour leur réalisme. Réalisme que Sollima maîtrise à la perfection, les attentats du début de film étant d’une violence étonnante (violence décuplée si l’on découvre le long-métrage dans une salle de cinéma), sans pour autant être graphique. L’image perd le teint jaune caractéristique de Villeneuve pour opter pour un ton plus neutre, plus documentaire, accentuant ainsi la violence physique des actions à l’écran. La composition musicale aux basses lourdes et menaçantes du regretté Jóhann Jóhannsson reste toujours aussi efficace, et l’ensemble du casting convaincant, notamment Benicio Del Toro. Mais ce second opus perd ce qui faisait la singularité du premier projet : la découverte d’un monde par un personnage, monde qui va remettre en question ses principes et ses valeurs morales. Et le film est handicapé par la place déséquilibrée et problématique faite au rôle de Benicio Del Toro. Dès lors, une question se pose : une suite à Sicario était-elle vraiment nécessaire ?

Hell-Crosses
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le 14 mars 2019

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