SILENCE (Martin Scorsese, USA, 2017, 161min) :

Cette grandiose fresque historique et politique narre le destin de deux prêtres jésuites portugais se rendant au Japon au début du XVIIe siècle, à la recherche de leur mentor, le Père Ferreira, dont ils n’ont plus de nouvelles, alors que celui-ci tentait de prêcher « la sainte parole » catholique dans un pays où le christianisme est décrété illégal. Depuis plus de 25 ans le maestro Martin Scorsese porte ce projet très intime en lui. Un quart de siècle pour mûrir l’adaptation du roman Chinmoku publié en 1966 par l’écrivain japonais Shusaku Endo. Un livre déjà retranscrit cinématographique par Masahiro Shinoda avec Chinmoku sorti en 1971 et sélectionné au Festival de Cannes 1972. Point étonnant cette envie profondément nourrie du réalisateur américain de mettre en image ce roman, la religion est partie intégrante de la filmographie de Scorsese. Dès le premier plan de son premier film Who’s That Knocking at My Door (1967) offre aux spectateurs par le biais d’un bibelot une imagerie religieuse. Tout au long de sa carrière de metteur en scène, la religion imprègne de manière explicite avec les projets La Dernière Tentation du Christ (1988) et Kundun (1997) ou implicitement dans la plupart de ses œuvres. Trois ans après les débordements blasphématoires et païens de Jordan Belfort (alias DiCaprio) dans Le loup de Wall Street, le cinéaste revient dans la bergerie avec la même foi de cinéma. Une quête spirituelle dont on l’imagine sur le plateau demander le « Silence » avant que le mot « Moteur ! » se mette en route le tournage. Le silence il en est question dès les premiers instants du film, où l’écran noir surgit sans un bruit avant l’accompagnement, de façon sourde puis de plus en plus distinctement, d’une agitation sonore venu de la faune. La nature, avant l’apparition des hommes. Une voix off, puis trois hommes apparaissent à l’écran. La voix du père Valignano prend place à l’écran en lisant une dernière lettre manuscrite du Père Ferreira aux Pères Rorigues et Garupe. Une dernière trace écrite incitant le Père Rodrigues et le Père Garupe à se rendre au Japon pour retrouver leur maître à penser malgré les restrictions du Père Valignano. Deux personnages présentés de prime abord comme assez antipathique. Cette œuvre commence comme une enquête et dès les impressionnantes premières séquences nous pose les problématiques qui se retrouveront tout au long du film. Tout en haut d’une montagne au milieu des fumées de vapeur on découvre le père Ferreira témoin impuissant confronté aux tortures infligés par les japonais aux croyants catholiques. L’enjeu principal du film est posé. Une mise à l’épreuve. Un chemin de croix. Une odyssée intime et métaphysique qui met en doute ou questionne. Doit-on trahir sa croyance pour sauver les brebis ? Est-ce se trahir soit même ? Faut-il collaborer ou rester dans sa propre foi ? Ai-je raison d’agir ainsi ? Pourquoi Dieu ne m’envoie-t-il aucun signe ? Fais-je preuve d’orgueil en résistant ou dois-je me soumettre ? Toutes ces questions jalonnent le film en prenant comme thème centrale la foi à travers la religion où certains rites barbares font écho à une actualité brûlante (décapitation par un sabre comme de nos jours mis en scène par les djihadistes) et nous questionne de façon plus universelle et au-delà de la spiritualité sur notre façon de vivre et nos actes quotidiens. Le doute est-il un moteur de nos vies ou est-ce un frein à nos envies ? Par le biais de ce long métrage austère dont la profondeur métaphysique renvoie à Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, le réalisateur nous interroge sans répondre explicitement aux tourments intérieurs. Avec la maestria habituelle, Martin Scorsese arrive admirablement à mettre en images le doute. Tourné en 35mm la pellicule apporte un éclat aux différents tableaux composés par le maître. Un film regorgeant de séquences somptueuses où la caméra offre de véritables estampes japonaises, des calligraphies donnant une texture particulière aux couleurs des images sidérantes de beautés. Jamais de plan tape à l’œil, tout au long de l’intrigue, une élégance formelle épurée qui tranche singulièrement avec la violence de certaines scènes de tortures et de supplices que le réalisateur capte sans filtre. Une dichotomie reflet de l’âme. Une violence qui ne cesse de fasciner Scorsese et convoque aussi l’illustre cinéaste Masaki Kobayashi aux œuvres radicales notamment Hara-Kiri (1962). Diverses scènes de châtiments captées crument (noyades, crucifixions, pendaison la tête saignée en bas…) viennent parsemer le dolorisme de la foi chrétienne pour provoquer la renonciation et le dénigrement publique de la parole de Dieu (en posant symboliquement le pied sur une plaque personnifiant la religion chrétienne) des Pères emprisonnés dans des geôles. De par sa structure narrative parfois trop répétitive et assez lente, le spectateur se voit offrir le temps nécessaire pour s’imprégner et pour communier avec le doute qui fait vaciller le Père Rodrigues, le narrateur et « héros » principal de l’histoire. Ce récit inscrit dans le japon médiéval (1640) et dépeint avec intelligence l’affrontement des deux dogmes, le prosélytisme catholique et la culture traditionnelle japonaise ayant ses propres règles et convictions religieuses. Une narration profonde sans manichéisme où le chemin sera parsemé d’épreuves, où tour à tour la rencontre avec un jeune paysan traître sorte de Judas, la répression de l’inquisiteur Inoue, la découverte du changement de conviction du Père Ferreira nous renvoient à nos propres interrogations intimes que l’on soit athée, agnostique, bouddhiste ou croyant. C’est la grande force de ce long métrage qui demande une implication du spectateur et d’y laisser un peu de soit au cours de la séance. 2h41m puissante, où les reconstitutions de villages et d’intérieurs de maisons japonaises et des traditions confinent à l’émerveillement visuel de chaque instant. Filmé en champ contre champs de nombreuses confrontations d’idées théologiques ou profanes apportent dans un cadre austère et très soigné une richesse judicieuse invitant à réfléchir en nous-même. On peut néanmoins regretter que pour des contingences et des habitudes hollywoodiennes la langue anglo-saxonne soit utilisée notamment au début du film par des prêtres censés être portugais apportant un hiatus pour un projet de cette ambition-là. Une introspection personnifiée de différentes manières à l’écran, par le sobre et impeccable Liam Neeson, l’immense et squelettique Adam Driver et le jeune Andrew Garfield incarnant ce personnage orgueilleux avec conviction jusqu’au dernier plan signifiant. On salue également la finesse de jeu du vétéran Yoshi Oida (Ichizo) et l’excellence de Shinya Tsukamoto (Mokichi). Un long métrage d’une ampleur incroyable, une magistrale leçon de cinéma où la musique est quasi absente. Scorsese en profite aussi pour un hommage précieux et précis à la crème du cinéma Japonais : du côté des compositions picturales de l’art de Kenji Mizoguchi pour la nature, les plans d’intérieurs avec la caméra assez basse renvoient au cinéma de Yasujiro Ozu et les sublimes cadrages des différents rites au meilleur d’Akira Kurosawa. Cette représentation spirituelle nuancée se termine comme elle a commencé par un générique de fin faisant la part belle aux bruissements de la nature pour mieux souligner comme le philosophe Baruch Spinoza « deus sive natura » (Dieu ou la nature) une conception occidentale de pensée interprétant que Dieu n’est pas extérieur au monde mais immanent à la nature. Deux séquences pas anodines dans la perception du cinéaste. Un long métrage d’une ampleur incroyable, une magistrale leçon de cinéma où la musique est quasi absente mais remplacée par une bande sonore étudiée. Venez confronter votre âme à travers ce profond grand Silence porté par la grâce. Divin. Pictural. Puissant. Sublime.

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le 14 nov. 2022

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