Ils descendent un escalier de pierre blanche, eux, ces prêtres vêtus de noir, prêts à rejoindre un vaisseau qui les amènera à Macao puis au Japon. À la recherche de Ferreira, lui, le maître jésuite qui aurait apostasié, pourtant parti évangéliser le peuple japonais. Dans un pays où les "grands unificateurs" ont lancé la répression contre le christianisme, d'abord envers les Européens venus le propager, puis envers toutes celles et tous ceux qui ont embrassé cette foi, ces deux prêtres marchent vers l'abîme pour que survive encore la foi, au moins chez Ferreira. La caméra les surplombe : c'est le "point de vue de Dieu", la plongée totale, qui contraste tant avec ce titre, "Silence", apparu après une salve de bruits de feuilles et de vent quelques minutes avant : finalement, Dieu serait là, avec ces prêtres, les observant quitter le Portugal et suivre la route de l'Inde, les chemins de François Xavier, jusqu'au territoire qui se ferme, jusqu'aux persécutions.
Ce n'est qu'un plan, sur deux heures et quarante minutes de films. Beaucoup sont moins signifiants que celui-ci mais nombreux sont aussi porteurs de sens. Combien de lignes faudrait-il pour les analyser tous ? Même un champ contre-champ peut toucher au sublime, chez Scorsese comme chez un autre mais, semble-t-il, encore plus chez Scorsese. Lumineux est, en ce sens, le dialogue entre Sebastião Rodrigues - envoûtant Andrew Garfield habité par la croyance en la détention de la vérité - et le père Ferreira, interprété par un Liam Neeson grave et qui s'impose sur l'écran à la manière d'un monolithe ayant vacillé. Les oppositions se livrent, les dilemmes moraux se révèlent insolubles : faut-il croire que le foi est vérité et la propager ou accepter qu'il y a des "marécages où rien ne pousse" ? Mais est-on sûr que rien ne pousse au Japon ? Et est-on sûr, également, que cette opposition soit si binaire ?
Avant cette rencontre, il y a les errements des prêtres, leur découverte d'un monde où, un temps, l'évangélisation s'est faite, principalement auprès des populations rurales écrasées par le système féodal nippon ainsi que des seigneurs locaux à la recherche d'alliés dans leurs conflits. Mais quand Rodrigues et Garupe découvrent, noyée sous les vagues et la pluie, la première plage du Japon, le pays est, pour les chrétiens, celui de l'Inquisition, de la clandestinité, du choix entre le martyre et l'apostasie. C'est une terre que Dieu a conquise par l'entremise de ses soldats jésuites et qu'il a depuis délaissée, les racines de la foi ne semblant pas résister aux coups de l'Inquisition. En ce sens, ni Rodrigues ni Garupe ne viennent évangéliser : ils apportent aux chrétiens cachés et effrayés par leur futur sur terre les soulagements de la confession et des baptêmes pour donner corps à l'idée d'un paradis, mais ils n'ont aucunement pour mission de convertir. Leur "voyage" au Japon est un périple dans leur croyance : éprouvée, confrontée au silence d'un Dieu qui, dès le début, est présent mais que les prêtres ne parviennent plus à entendre en ces terres de désolation, elle souffre du vide qui lui fait face.
Deux heures quarante... Et plusieurs jours après, tout n'est pas clair, tout n'est pas saisi, car nous sommes placés, nous aussi, face aux incertitudes, aux silences parfois, aux doutes souvent. Comment ne pas voir dans Silence un film interrogeant chacun sur ses croyances, leur sens, les pratiques qu'elles induisent, mais aussi leurs apories, les meurtrissures qu'elles inscrivent dans nos chairs et nos esprits ? Pendant deux heures quarante, les tortures, les supplices des chrétiens, dont la violence n'est nullement édulcorée, ne sont sûrement pas les pires tourments que Scorsese donne à voir, car, ce que l'inquisiteur a bien compris, c'est sur le sang des martyrs que pousse l'Église. C'est au contraire la dualité entre Rodrigues, prêtre certain de la vérité de sa foi, habité par le message christique, qui cherche dans son attitude la reproduction de celle du Christ, et Garupe, en proie au doute, cherchant la raison et ne comprenant pas que le silence de Dieu ne soit pas rompu par son comportement exemplaire, qui fait naître les enjeux du film et les combats intérieurs que se livrent les personnages. L'évolution de Rodrigues est sans nul doute la clé : face à la douleur des siens dans des terres hostiles, il lui faut marcher jusqu'à Ferreira, refuser l'apostasie, continuer de croire quand tout semble corroborer l'idée que cette croyance n'a plus cours au Japon. Ces tourments sont la grande douleur du film, celle qui assène au spectateur des coups jusqu'à la nausée, au moyen de plans iconiques, à la beauté sans nom - et je pense alors crucifiés face aux vagues, les plaies couvertes de sels, la voix-off de Garfield annonçant qu'il fallut à l'un d'eux "quatre jours pour mourir", l'image demeurant fixe dans mon esprit.
Il est délicat de proposer des interprétations du film sans en dévoiler le contenu, d'autant que l'ampleur, la monumentalité de ce qu'il faut bien appeler un "chef-d'oeuvre" le rendent inépuisable. Alors, contentons-nous de deux réflexions.
La première, purement "cinématographique" : oui, Silence est un grand film, d'un grand réalisateur, car la mise en scène, empruntant aux maîtres japonais et dotée d'une grâce et d'une élégance qui renforcent encore davantage la douleur silencieuse des âmes en dérive, est merveilleuse ; car le montage, à défaut d'être clinquant, sert le propos du film, en faisant de la lenteur son credo pour que le spectateur entre à son tour, doucement, dans les questionnements et les errements de ceux qu'il voit à l'écran ; car la narration est irréprochable et les multiples voix-off qui la scandent en soulignent la structure en trois temps ; car les interprètes sont justes, sans exception ; car la photographie est remarquable, immense, englobante, sépulcrale ou éblouissante. Ou la preuve, au fond, que le cinéma fait tenir dans une surface si réduite des questions si vastes, des espaces si grands. Dieu, la foi, les croyances, l'histoire, en deux heures quarante de films, ce n'est pas long : c'est tout le contraire, une prouesse !
Seconde réflexion, peut-être fausse car Silence propose tant de pistes que l'on pourrait s'y perdre - en fait, l'on s'y perd parfois - mais quelques-unes ressortent et en voici une, comme une vue d'ensemble parmi d'autres, pas un géométral mais une pensée gravée par le film comme une vague dont on serait frappé jusqu'à s'y noyer. Silence est, peut-être, le film le plus personnel d'un réalisateur convaincu que la puissance des images et des sons, dans cet art magnifique, sert des propos et diffuse des images, communique, porte du sens. Quel sens ? Silence se demande : comment est-il possible de croire dans un monde où même ce pour quoi l'on croit a déserté ? Et répond : croire n'est pas affaire de raison et s'éprouve au-delà des affres du doute. Pourtant, il ne saurait être question de croire sans douter. Tout un paradoxe : c'est au moment où, éprouvé jusqu'à la mort par le silence de son Dieu, Rodrigues ne peut plus reculer face à l'Inquisition, qu'il retrouve, dans un silence absolument extraordinaire, la voix (off) intime de celui auquel il croit. Tout son chemin spirituel, toutes les épreuves qu'il a traversées et qui l'ont conduit à constater que Dieu ne répondait plus, le ramènent finalement à Dieu : la croyance est intime, elle se niche dans le détail, elle est silencieuse et le dernier plan, peut-être surfait, peut-être ampoulé, est suffisamment magnifique pour nous le rappeler. Mais, en même temps, le personnage interprété par Andrew Garfield n'est pas exempt de reproches : voici un homme qui sait, pendant tout le film, que sa religion est la vérité et qui, même s'il n'envisage pas de la prêcher, refuse obstinément de la remettre en cause. Le père Ferreira pensait de même ; lorsqu'ils s'affrontent, un premier basculement s'opère. Le doute s'immisce, la foi de Rodrigues est ébranlée. De ces questionnements naît le doute : le silence de Dieu interroge sur la nature de la foi. À nouveau, c'est en renonçant à cette vision manichéenne de la croyance que Rodrigues en retrouve la justesse dans l'intimité : cette "révolution" n'a pu se faire que par une alliance - douloureuse - entre croire et douter.
C'est pourquoi je crois, justement, que Silence est un film extraordinaire. Il nous dit que l'homme croit, quoi qu'il arrive. Que cette croyance, peu importe son objet, est nécessairement confrontée au silence de celui-ci, car elle n'est pas affaire de raison, de déductions. Que croire est une épreuve et qu'elle suppose le doute. Mais que le doute lui-même redonne vie à la croyance, logée dans l'intime, et qu'il n'est de croyance véritable que celle qui se heurte à ses contradictions. Un film bouleversant, qui porte en creux un message humaniste, porté par un auteur de génie, Martin Scorsese, qui par sa science de l'image et du son, a "mis en cinéma" ce que les mots ne disent plus.