Cinéaste majeur de notre temps, M. Scorsese vient confirmer avec Silence son grand talent, de narrateur d'abord mais aussi d'esthète, tout en enrichissant son film d'une réflexion morale et philosophique – ce que certains lui reprochaient d'avoir négligé dans Le loup de Wall Street, son dernier film.
La liste de ses succès est longue: Mean Street, Raging Bull, La Valse des Pantins, Casino, Les Affranchis, Shutter Island, etc... (impossible de tous les citer). Si fallait répondre à la question: «quel est le point commun de tous ces films?», nous répondrions d'abord: l'art de la narration. Pour ce faire, il utilise souvent les mêmes ingrédients que l'on retrouve d'ailleurs dans Silence: un récit parfaitement structuré (souvent l'adaptation d'un roman, comme ici, celui, éponyme, de Shūsaku Endō) qui suit des schémas narratif et actanciel classiques; des narrateurs internes (voix off d'un ou de plusieurs personnages) qui nous guident (sans trop nous mâcher le travail de compréhension non plus), nous plongent au milieu de l'intrigue et, comme s'ils se confiaient à nous, nous expliquent ce que nous voyons, en faisant les transitions entre les scènes et en résumant brièvement les ellipses pour ne pas nuire à la cohérence et à la fluidité diégétique; des monologues intérieurs et des plans subjectifs qui conduisent le spectateur à s'identifier à un personnage ou au moins à partager son intériorité.
L'intériorité des personnages, dont principalement celle de Père Rodrigues, nous est donc souvent révélée, comme si à son tour ils se confessaient à nous. On pense aux magnifiques clairs-obscurs - dans la chambre du Père Rodrigues éclairée à la bougie ou en haut de la colline dans la cachette (qu'il partage avec le Père Garupe) striée de raies de lumière – qui mettent en relief le doute cartésien qui les assaillent (matérialisé par la pénombre) et la lueur qui demeure malgré tout (la foi qui brille encore en eux). Ce jeu sur le clair-obscur se retrouve aussi dans des images d'une grande et glaçante beauté lorsque des visages de Japonais chrétiens émergent des ténèbres à l'approche des Pères, qui représentent leur Lumière. De même, dans l'une des premières scènes, la vapeur de l'eau bouillante jetée sur les corps attachés et magistralement répartis dans l'espace visuel participe à la recherche plastique du cinéaste qui construit ces scènes comme des tableaux (soulignons au passage que cette excellente scène est un clin d’œil à Rêves du japonais Kurosawa, dans lequel Scorsese avait d'ailleurs participé comme acteur en incarnant le peintre (!), Vincent Van Gogh). Ou encore lorsque les deux Pères accompagnés du Père Valignano descendent les escaliers dans un mouvement horizontal merveilleusement filmé avec une grande économie de moyens. Enfin, que dire du minimalisme proche de l'abstraction du plan absolument génial (le meilleur pour nous) du corps décapité qui traverse diagonalement le sol poussiéreux blanchâtre en laissant derrière lui un sillage rouge sang?
Cette blancheur maculée revêt ici une valeur hautement symbolique: elle dénote le silence divin, l'absence de réponse de Dieu (le blanc étant l'équivalent visuel du silence) que la souffrance humaine (la couleur rouge) ne trouble point. Ce qui nous renvoie à l'une des questions implicitement posées au long de ce film dont la portée hautement métaphysique est flagrante: si Dieu existe, comme peut-il tolérer le mal sur terre?
La question du Bien et du Mal est au centre de la réflexion soulevée par Scorsese. Loin du manichéisme auquel nous habitue un certain cinéma américain, il n'enferme jamais ses personnages dans une dualité morale, si bien que les Japonais résistant au christianisme n'apparaissent pas toujours mauvais et cruels (ils donnent une seconde chance, se montrent compréhensifs, sont moins barbares que d'autres peuples); de même que les Pères qui viennent évangéliser les locaux ne sont pas complètement innocents lorsque périssent sous leurs yeux les fidèles.
Ainsi, le spectateur se demande qui est le responsable de tous ces maux (Dieu absent et impuissant? Les Japonais intolérants? Les Japonais chrétiens et leur folie religieuse quasi suicidaire? Les chrétiens égoïstes et ethnocentrés?) sans obtenir une réponse unique, tant le mal s'est répandu et la responsabilité devenue collective. Par ailleurs, en voyant l'inclination vers la souffrance et le goût du martyr (mélange de Passion Christique et de sens très aiguisé de l'honneur japonais ), il se demande si la religion mérite vraiment le sacrifice de soi et des autres, même s'il s'agit de défendre le règne de Dieu sur Terre. Car la foi n'est-elle pas avant tout intérieure et personnelle?
La fin du film apportera une solution à cette question et, à l'instar du héros, le spectateur aura suivi la quête de la vérité (le Père Ferreira s'est-il converti ou non?), moins pour la réponse que pour le chemin en soi. Puis, grâce aux échos avec le monde contemporain, il se sera interrogé sur des problématiques relatives à la tolérance religieuse qui nourrissent le débat actuel - problématiques ontologiques et fondamentales car liées à l'identité d'un peuple - dans un grand moment de cinéma auquel Scorsese nous convie.