Quand la théorie (brillante) l'emporte sur la pratique (bancale)

Ou le (gros) problème quand on réfléchit trop et qu'on ne le cache pas assez bien.


Sils Maria, c'est deux heures de crise de la cinquantaine d'une actrice-diva à travers ses pérégrinations bavardeuses avec son assistante un peu malmenée. Comme ça, on se dit pourquoi pas. Bande-annonce racée avec le Largo de Haendel, brelan d'as d'actrices de qualité, Assayas brillant quand il est inspiré. Avec un peu de méchanceté, ça pouvait donner une version féminine du génial Swimming with Sharks de George Huang - ok, c'est un peu tiré par les cheveux. Une satyre sur la perversion du milieu. Et avec beaucoup d'amour, ça pouvait donner un beau drame sur la cruauté du temps, a fortiori dans les sociétés modernes, les deux personnages des actrices en étant des produits aussi remarquables que dégénérés, et surtout la petite, attestant la lente dégradation desdites sociétés. Il fallait juste que ce soit subtil.


Le truc qu'on ne sait pas forcément, c'est qu'un large pan du film se résume à un dialogue à peine interrompu entre les deux personnages centraux de l'actrice vieillissante et de sa jeune assistante. Oui, Sils Maria est très bavard. Mais ça peut ne pas être grave : Garde à vue aussi est très bavard. La partie huis-clos champêtre pouvait être au contraire la force du film. Le problème, hélas, est que ledit dialogue est un empilement d'échanges construits toujours de la même façon, et explicites au point d'en devenir insultant. Anders dit qu'elle déteste le script et que tout ça, c'est pas pour elle, et son assistante l'encourage à ne pas laisser béton, parce que le script en question est top, et que ça l'aidera à se reconstruire, etc. Et ceux qui ont pigé au bout de cinq minutes où veut en venir Assayas pourront bouffer leur chapeau, car ça se répétera plusieurs fois. On a l'impression d'assister à un documentaire sur la genèse du scénario, où le metteur en scène exposerait toutes ses cartes dans un but de transparence didactique. Il aurait été bon de dire à Assayas qu'il est préférable, pour un scénario, de se faire oublier durant le visionnage...


Très rapidement, on comprend qu'Assayas est plus intéressé par son sujet que par ces deux personnages. Leurs relations ne seront jamais vraiment explorées : la piste de l'attraction (possiblement fatale) entre elles ne mène nulle part, et on ne saura rien de l'assistante, sinon sa dévotion à la star qui relève de l'abnégation et conduit à un burn-out mal branlé et pas vraiment assumé sur un plan dramatique. Son Sils Maria en devient un spectacle bien trop théorique et hermétique, et pas assez physique et incarné pour captiver.


Par ailleurs, et là, on frôle la publicité mensongère, ce qui aurait dû être le portrait de trois femmes (dans la cinquantaine, dans la vingtaine, et encore dans l'adolescence) en loupe carrément une dans les grandes largeurs, celui de la chipie à la Miley Cyrus (période Hannah Montana) jouée assez justement par Chloë Moretz. Elle ne dépasse pas la vignette-cliché de l'ado-star, alors qu'on aurait aimé voir un peu de la jeune Maria Enders en elle, dans une dynamique cyclique qui aurait été intéressante à adopter. Le dernier acte, qui la met un peu en avant, illustre d'ailleurs bien la faiblesse du film, qui convainc bien moins dès la dissolution du duo Binoche/Stewart.


Oui, parce que si le film d'Assayas a quelque chose de réussi, c'est malgré tout le duo que forment une Juliette Binoche telle qu'elle n'avait pas été mise en valeur depuis une éternité (Caché de Haneke, peut-être ?) et une K-Stew en pleine ascension. On va insister là-dessus pour compenser avec les incessantes critiques qui lui trouvent l'expressivité d'une planche à pain, relevant surtout du réflexe pavlovien hérité de l'époque Twilight (comme on va tailler Cruise sans réfléchir parce que ses délires scientologiques chez Oprah) : mettant bien loin derrière elle les ineptes vampires acnéiques, l'actrice continue sa mue spectaculaire, déjà annoncée par de beaux films indés comme Welcome to the Rileys, Adventureland, ou le sous-estimé The Road. Quand elle et Binoche forment leur face-à-face d'une élégance folle, et malgré un surplace un peu irritant vers la fin, le film fonctionne tant bien que mal. Ce n'est hélas pas assez.


Sils Maria aurait pu être le chef-d'oeuvre de l'inégal Assayas, aux côtés de l'immense Clean (qui reste du coup son seul film vraiment réussi avec Irma Vep) ; il ne sera qu'un joli film raté sur l'hubris d'une classe (dans ce domaine, on lui préférera le très bon Backstage d'Emmanuelle Bercot) et l'obsession du temps qui passe, porté par une grande interprétation et une photographie magnifique des paysages montagneux suisse, et traversé de beaux moments valant le déplacement jusqu'au cinéma le plus proche.


Paragraphe pervers pépère : rien que pour la scène du string de K-Stew, réduite au seul plan bien mis en avant dans la BA, ce qui la rend au passage parfaitement gratuite, puisque la Binoche ne fera rien des fesses en question, le film mérite un point en moins. Hop. Faut pas se foutre de la gueule des gens non plus.

ScaarAlexander
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le 29 sept. 2014

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Scaar_Alexander

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