la zone dans stalker de andrei tarkovski

« Stalker présente l'histoire d'un 'passeur' clandestin qui propose à ses clients de les mener au coeur d'une Zone mystérieuse où ils trouveront la 'chambre des désirs'. Là, leurs voeux se réaliseront, mais auparavant ils auront dû éviter de multiples pièges. Le Stalker (de l'anglais to stalk : avancer furtivement) y emmène un écrivain et un physicien. Ceux-ci, indécis et révélés à eux-mêmes, refusent cependant d'entrer dans cette chambre au bout de leur voyage. Sans doute n'ont-ils en fait pas compris que cette Zone était surtout intérieure, construite selon un espace de la foi plutôt que suivant les principes de la géométrie euclidienne. »

Antoine De Baecque, Andrei Tarkovski (Cahiers du Cinéma, 1989)


Le résumé d'Antoine De Baecque trace les grandes lignes du récit de Stalker et il semble d'ores et déjà évident que la Zone n'est pas ici un simple et anodin lieu de passage. La Zone est au contraire le centre du film (elle en est le centre géographique comme le centre diégétique), et c'est autour d'elle que vont converger tous les centres d'intérêt.
C'est en en effectuant la présentation et en montrant quels rapports les trois personnages entretiennent avec elle, que nous pourrons constater le pouvoir des deux démiurges que sont le Stalker et Andrei Tarkovski. Tous deux, en effet, apparaîtront comme deux metteurs en scène aux techniques différentes, tendant à faire exister la Zone aux yeux des personnages comme du spectateur, même si le film s'ouvre avec la certitude de l'existence de la Zone, certitude apportée par la déclaration d'un prix Nobel :


« Qu'est-ce que c'était?
La chute d'un météorite?
La visite des habitants de l'abîme cosmique?
Ca ou autre chose dans notre petit pays s'était produit.
Le miracle des miracles : la Zone.
On y envoya des troupes. Elles ne revinrent pas.
On encercla la Zone de cordons de police. Et on fit bien...
Enfin, je n'en sais rien. »

Extrait de l'interview du professeur Wolles, prix Nobel, accordée à l'envoyé de la RAI.


La Zone, signifiant ceinture en Latin, se définit généralement comme une surface quelconque, une portion de territoire. Mais le terme Zone possède également une valeur militaire désignant les portions de territoire placées respectivement sous le contrôle de l'autorité militaire ou civile.
Une zone est généralement un espace situé à la limite d'une ville, c'est la ceinture de la ville, souvent caractérisée par la misère de son habitat. Or, dans le film de Tarkovski, la Zone est en plein centre (de la ville comme des esprits); c'est l'endroit où l'on veut se rendre. Ce n'est pas un endroit de passage, un espace quelconque, mais un lieu d'aboutissement désiré et interdit, l'épicentre de la chute d'un météorite, dit-on.
Généralement la zone est un lieu d'attente où rien ne se passe et rien ne se produit. C'est simplement un endroit où le temps s'épuise, qui n'a pas d'autre finalité que cela, et l'homme attend un événement dans la zone pour éviter que le temps s'épuise et pour essayer de lutter contre l'écoulement de celui-ci.
On prétend de plus, qu'au centre de la Zone se trouve 'la chambre des désirs' où les souhaits les plus secrets se réaliseraient. Nous pouvons ici, nous trouver face à une croyance naïve de la société au miracle, un réel besoin de miracle à une époque privée de religion et d'éthique. La Zone serait ce lieu où s'accomplit le miracle, le renouveau moral.
Tarkovski offre au spectateur des informations sur la Zone dont la déclaration liminaire du professeur Wolles, prix Nobel, dans un souci d'authenticité et de crédibilité. Le spectateur est forcé d'admettre les propos d'un prix Nobel et le film débute alors que nous sommes persuadés de l'existence de cette Zone.
Les autorités ont donc déclaré la Zone dangereuse et l'ont entourée de cordons de police. Tant que le mystère n'est pas résolu, il est interdit d'y pénétrer. La Zone et son secret sont nécessaires à l'existence des autorités et au maintien d'une société à l'écart de cette Zone. La disparition du secret signifierait la fin de la société existante. La Zone peut en effet être vu comme le tabou imposé par les autorités, tout ce que l'on veut interdire au peuple. Cet élément pourrait donc représenter une métaphore du régime communiste.
Car la Zone, même si elle recèle 'la chambre des désirs' et possède une végétation extraordinairement verdoyante, n'en reste pas moins un formidable dépotoir (nous relevons, au fil du récit, des carcasses de tanks et de chars d'un passé visiblement proche, des déchets métalliques en tous genres, de multiples seringues disséminées ça et là...). La Zone semble donc être le passé horrible de cette société, un passé perdu et renié. Pour survivre, la société rejette ce passé et s'en défend. La zone, qui contient les signes évidents d'une catastrophe et d'une destruction, est un espace dans lequel se mêlent présent et passé. Nous reviendrons plus tard à cette idée de deux temps entremêlés et entre lesquels les personnages d'Andrei Tarkovski semblent enfermés, au moyen de l'idée de la « puissance du faux » évoquée par Gilles Deleuze dans L'Image-Temps.
Mais il n'empêche que toute la société doit connaître l'existence de cette Zone pour avoir conscience de l'interdiction et pour que l'état puisse exercer son pouvoir.
Pour en finir avec cette idée d'interdiction il paraît bon de préciser qu'en Russe, le mot 'zone' désigne également le territoire limitrophe des camps de travail qui est interdit aux prisonniers.

Etre Stalker est un métier, qui se transmet et s'apprend (on sait que le maître du Stalker fut Porc-Epic), dont le but est de transgresser les interdits, de traverser les frontières, de conduire dans la Zone les mécréants, les malheureux, les curieux ainsi que tous ceux qui doutent.
Le Stalker peut être vu comme un prêtre de la Zone, guidant les individus en les aidant à atteindre leur conscience à travers la Zone et leur permettant de retrouver leur mémoire et leur foi, de devenir meilleurs.
La Zone représente pour le Stalker le lieu sacré, l'église dont 'la chambre des désirs' serait le Dieu, et où la foi se manifesterait sous forme de miracles.

Dans un entretien avec Aldo Tassone accordé en juillet 1980, Andrei Tarkovski parle de 'la chambre des désirs':
« Chez les frères Strougatski (qui sont les auteurs de roman dont est tiré Stalker), les désirs y étaient effectivement réalisés, alors que dans le scénario cela reste une énigme. On ne sait pas si c'est vrai ou si c'est la fantaisie du Stalker; et à moi, comme auteur du film, cela m'est plutôt égal. Il me semble que c'est bien si tout cela relève de sa fantaisie, que cela n'affecte pas du tout l'idée. Ce qui importe c'est que les deux voyageurs ne pénètrent pas dans la pièce. »

Gérard Pangon écrit dans son texte « Un film du doute sous le signe de la trinité » que « schématiquement le professeur est l'homme de science, l'écrivain l'homme de l'art et le Stalker l'homme de Dieu. »
Antoine De Baecque précise cette réflexion en indiquant que dans les films de Tarkovski « c'est dans la matière, dans la boue, la glaise, le cloaque que s'inscrivent et se vivent les expériences spirituelles. Ainsi lorsque, dans Stalker, les trois personnages font halte, le professeur - celui qui reste le plus fermé à la croyance - s'allonge sur une pierre sèche et dure, l'écrivain, plus ouvert à la foi, sur une mousse douce et humide, tandis que le Stalker, porté par la croyance, s'étend dans la glaise en communion parfaite avec la terre mêlée d'eau. »
S'établit donc un dégradé de spiritualité; la science, l'art et la foi vont tous trois être confrontés à la Zone.


Quel besoin a le professeur d'entrer dans la Zone? Quelles sont ses motivations profondes?
« D'une certaine façon je suis un savant » dit-il.
Son ambition en pénétrant dans la Zone est motivée par le désir de trouver une explication rationnelle à tous ces phénomènes mystérieux et inexplicables.
Le professeur est un personnage fort documenté, qui connaît par coeur l'histoire de la Zone ainsi que celle de Porc-Epic, le maître du Stalker, qu'il raconte d'ailleurs précisément à l'écrivain à l'entrée de la Zone.
Dans la Zone, il ne cesse d'observer, de questionner et de demander des explications rationnelles au Stalker. Sa démarche est intéressée et vaine, mais surtout il se révèle être totalement irrespectueux des règles de conduite à observer dans la Zone. Il ose, par exemple, faire demi-tour pour récupérer son sac à dos oublié, alors que c'est totalement défendu. Il ne s'en sort, selon le Stalker, que par un pur miracle.
Mais si ce sac à dos semble si important à ses yeux, c'est simplement parce qu'il contient une bombe. Il veut en effet faire sauter 'la chambre des désirs' pour en finir avec la croyance, pour stopper cette idée d'un éventuel miracle. C'est une démarche purement scientifique qui tend à nier la foi dans un souci de rationalité.
Cette action montre que, premièrement, le professeur ne remet par en cause l'existence de la chambre. S'il souhaite la faire sauter c'est qu'il est persuadé de ses pouvoirs. Ensuite, comme le dit Tarkovski, le professeur veut faire sauter la chambre « car, pour lui, c'est un endroit où peuvent venir les gens dont les voeux seront une menace pour la vie sur la terre. » Mais il y renonce finalement car « en général, ce que veulent les gens, ce sont des choses extrêmement primitives : de l'argent, du prestige, des femmes... »
Ce désir de destruction du professeur a donc une double finalité. Il souhaite premièrement annihiler l'idée de possibilité du miracle dans la religion et protéger la terre d'une éventuelle destruction, causée par le souhait d'un où de personnages néfastes. Sa démarche est donc doublement scientifique.

L'écrivain que met en scène Tarkovski est un écrivain à la mode, qui souhaite accéder à 'la chambre des désirs' pour quémander l'inspiration qui l'a quitté.
Il apparaît premièrement incrédule. Ce en quoi il croit c'est que le triangle ABC est égal au triangle A'B'C'. Dans sa conversation avec la jeune femme qu'il veut emmener dans la zone, il en parle en ces termes : « Là-bas aussi il y a l'ennui, et des lois, et des triangles... et aucune trace de Dieu. »
Son personnage apparaît comme un froussard et il est de plus adepte des fuites traditionnelles de l'homme : les femmes (il veut emmener une jeune mondaine dans la Zone et cela uniquement pour se faire valoir, mais le Stalker l'évincera rapidement), le tabac et l'alcool (il part en effet avec une bouteille de whisky).
Or dans la Zone, le divertissement est totalement proscrit. Dès le départ il doit abandonner la jeune femme puis se voit successivement interdire de siffler, de fumer et de boire par le Stalker, ce qui ne se fait pas sans susciter chez lui d'énormes excès de colère, le montrant comme un personnage presque animal, fonctionnant en suivant ses instincts.
L'écrivain est donc venu dans la Zone mendier l'inspiration mais il y renonce finalement. Tarkovski explique ce renoncement en ces termes : « Il se dit : si je me transforme, si je deviens génial, pourquoi continuerai-je à écrire, puisque tout ce que j'écrirai sera d'office génial? Le sens de l'écriture, c'est de se dépasser, de montrer aux autres ce que l'on peut faire, que l'on peut faire mieux, mais si, a priori, l'homme est un génie, alors pourquoi écrire, qu'est-ce qui reste à démontrer? La création est une manifestation de la volonté. Si le créateur est a priori génial, elle perd toute signification. »
Tarkovski nous dit que l'écrivain pense également à Porc-Epic et « en conclut que dans cette chambre, ce ne sont pas tant les désirs qui se réalisent qu'une vision intérieure sous-jacente dans le coeur des individus. »
L'écrivain est donc sceptique, il n'a pas la foi (s'il coiffe une couronne d'épines ce n'est que par dérision). Il refuse d'entrer dans la chambre parce qu'il a premièrement, une opinion de lui assez basse, selon les propos de Tarkovski, et de plus, il sait qu'elle n'est, comme la Zone, que le fruit de l'imagination du Stalker.

Il apparaît donc clair que les deux personnages que le Stalker emmènent dans la Zone n'ont pas la foi. Il est confronté à deux entités réfractaires à toute idée de religion, s'opposant à sa conception quasi-christique de la Zone.

Le Stalker, qui est en quelque sorte le prêtre de la Zone, est également vu comme un simple d'esprit. Il est donc proche de la sainteté (c'est de cette manière que sont vus les simples d'esprits dans la religion) et Tarkovski dit lui-même que la foi est accessible aux simples d'esprits.
Lors de la confession finale de sa femme, qui s'adresse directement à nous en regard-caméra, elle dira : « Vous avez bien compris que c'était un bienheureux. Tout le monde se moquait de lui. Il était si pitoyable. »
Le Stalker n'existe donc que grâce à la Zone. C'est elle qui lui confère son statut social - de Stalker - et qui lui permet d'être écouté et respecté. Il sait ce qu'est la Zone, comment y pénétrer, échapper aux dangers. C'est son seul pouvoir.
Sans elle, et sans la croyance qu'on les gens des pouvoirs de la Zone, il n'est rien. Il dira lui-même : « Mon bonheur, ma dignité, ma liberté, tout est là. »
Il semblerait bon alors, de s'interroger sur la véritable mission du Stalker. Ils sont très peu à exercer cette profession de l'ombre et semblent à première vue être destinés à aider les gens malheureux, prêts à tout risquer pour exaucer un voeu secret. En y regardant de plus prêt il semblerait que la mission véritable du Stalker constituerait à déchiffrer des signes qui n'ont peut-être pas de sens. Ses démarches au sein de la Zone s'avérant finalement vaines (puisque personne n'exauce de voeu, et que personne n'a véritablement besoin d'en exaucer), il est possible de se demander si le Stalker ne mène pas une quête vaine qui n'aurait aucun sens, et qu'il serait lui-même persuadé de ce fait.
Mais le Stalker croit néanmoins à la dimension religieuse de la beauté, ce qui n'est pas le cas de l'écrivain ni du professeur. Il semble porté par la foi, et le parcours dans la Zone, avant l'arrivée à 'la chambre des désirs', n'est rien d'autre qu'un pèlerinage, une préparation à la foi.
C'est un être de l'avant, il pense avec et pour le futur, pour la continuité d'une propagation de la foi, alors que le physicien et l'écrivain sont des personnages de l'après. Ils n'ont pas la foi et n'arrêtent pas de répéter « nous avons vécu. »
Tarkovski dira : « La foi c'est la foi. Ce qui importe au Stalker, c'est d'allumer une étincelle, une conviction dans le coeur des hommes. »
Le Stalker ne pénètre pas non plus dans 'la chambre', il n'y est d'ailleurs jamais rentré et il y a plusieurs raisons à cela.
Tout d'abord la véritable raison de ses voyages vers la chambre est peut-être le désir secret d'obtenir la guérison de son enfant infirme, même si ce n'est jamais énoncé. Mais il ne formule pas son voeu, comme s'il nous laissait entendre que la source du véritable espoir est en nous et que c'est en nous qu'il faut chercher la volonté et la force.
Ensuite, comme il le dit lui-même devant la porte de 'la chambre' : « Un Stalker n'a pas le droit d'entrer dans 'la chambre', ni d'aller dans la Zone dans un but intéressé. »
Tarkovski précise cette pensée en disant que « le Stalker n'y pénètre pas car c'est contraire à ses convictions. » Il laisse même échapper l'idée que le Stalker aurait conscience de sa supercherie : « D'ailleurs, si tout est de sa fantaisie, il n'y entre pas parce qu'il sait que les désirs ne s'y réalisent pas. » Dans le même entretien avec Tassone, il déclare : « D'une part il comprend que les désirs ne peuvent s'y réaliser et ne s'y réaliseront pas. Et d'autre part, surtout, il a peur d'y entrer. C'est une position très contradictoire, superstitieuse. C'est pourquoi le Stalker est si effondré. Parce que personne ne croit vraiment à l'existence de la chambre. »
Mais à l'exception de la Zone, le Stalker se sent partout en prison. Il veut pouvoir continuer à y aller régulièrement et pour cela il faut qu'il y emmène quelqu'un. Il doit donc s'assurer que la croyance perdure.

La seule et unique manifestation de la Zone se produit presque dès leur entrée, lorsque l'écrivain veut se rendre directement dans la chambre, sans suivre le long chemin indiqué par le Stalker. Le vent se lève et nous entendons une voix prononcer : « Halte! Ne bougez pas. » Mise à part cette courte phrase, qui pourrait tout aussi bien être la voix intérieure de l'écrivain, nous n'avons aucune preuve des pouvoirs de la Zone. Si ce n'est que le Stalker et Andrei Tarkovski, par leur mise en scène respective, nous manipulent tous deux.

Tout repose premièrement sur une incertitude. « Le Stalker apparaît comme le seul témoin, le seul à garantir que 'la chambre des désirs' existe, le seul à avoir la foi... Il est possible de croire qu'il a tout inventé. Pour lui le pire n'est pas que ses voyageurs aient peur, mais qu'ils n'aient pas cru, qu'il n'y ait plus de lieu pour la foi » dit Tarkovski.
L'incertitude est également l'un des caractères géographiques de la Zone. Elle est, selon le Stalker, semblable à un piège compliqué. « Je ne sais pas comment elle serait sans la présence des hommes, mais dès qu'ils apparaissent elle devient impraticable. » Le Stalker ne cesse de répéter à ses compagnons que l'espace est dangereux, que la Zone est meurtrière et qu'elle tue fréquemment ceux qui ne respectent pas les règles. Le retour en arrière est impossible et mortel, les épreuves sont nombreuses (le tunnel, le hachoir...).
Il s'avère néanmoins que les règles de la Zone sont totalement arbitraires : « Plus on va loin, moins on risque », « les endroits qui étaient sûrs deviennent infranchissables. » Nous constatons ici pour la première fois qu'aucune règle géographique n'est respectée. Nous verrons ensuite que toutes les caractéristiques spatiales et temporelles de la Zone sont bouleversées.
La notion de sécurité n'existe pas dans la Zone, les personnages sont toujours en état d'insécurité, « il y a plein de pièges qui sont tous mortels. » Le Stalker nous dit également que la Zone demande énormément de respect, sinon elle châtie.
En fait, la seule règle valable et inaltérable de la Zone que dicte le Stalker, est qu' « elle laisse passer ceux qui n'ont plus aucun espoir, ni les bons ni les mauvais mais les malheureux. »
La peur que l'on a dans la Zone et la peur que l'on a de la Zone ne sont que les transpositions d'une peur beaucoup plus intime et propre à chacun, la peur que l'on à de soi-même. La sécurité du voyage dépendra donc des dispositions intérieures de l'individu. Si ses désirs sont sincères il ne craint rien.
Objectivement, rien ne distingue la Zone d'un paysage quelconque. C'est le Stalker qui crée la Zone d'un point de vue spirituel et qui en fait un réceptacle du sacré. Et c'est également lui qui transmet la peur aux voyageurs qu'il accompagne. Sans ses multiples recommandations, chaque individu déambulerait dans les paysages de la Zone comme dans n'importe quel autre.
Le spectateur se doit donc de regarder la Zone avec les yeux du Stalker. Il doit comme lui, épouser une vision religieuse du monde qui lui est présenté, pour avoir en esprit la dimension sacrée de l'espace, et il doit également croire en l'existence de tous les soi-disant dangers contre lesquels le Stalker demande de se prémunir. Le parcours effectué est autant spatial qu'initiatique et mène à une révélation de l'esprit.
Parce qu'en effet, la preuve du miracle, le Stalker ne la possède pas. Les miracles ne sont censés se réaliser que plusieurs jours après avoir visiter la chambre, et, c'est une règle déontologique, un Stalker ne revoit jamais un de ses clients. Qu'est-ce qui nous prouve alors que les miracles se réalisent véritablement? L'existence de la puissance de la Zone nécessite donc la foi.
Le Stalker dit : « C'est ça la Zone. On pourrait la croire capricieuse mais à chaque instant elle est telle que nous l'avons faite par notre propre état d'esprit. Tout ce qui se passe ici dépend non de la Zone mais de nous. »
Au seuil de la chambre, l'écrivain dira au professeur : « Tu t'en fous des gens. Tu gagnes du fric sur notre angoisse et même sans fric tu jouis ici car tu y es tout puissant, espèce de larve. Tu décides de notre vie et de notre mort. » Le seul pouvoir qu'aurait la Zone serait de donner de la force au Stalker, de lui permettre d'exister puisque sans elle il n'est rien.
Tarkovski était d'ailleurs d'accord pour dire que d'une certaine manière la Zone est le produit de l'imagination du Stalker. C'est lui qui a créé cet endroit pour y promener des gens et pour les convaincre de la réalité de sa création. Ce monde a été créé par le Stalker pour générer l'existence d'une foi. Il avait même imaginé une fin différente où l'on dirait au spectateur que le Stalker a tout inventé et qu'il est désespéré parce que les gens ne le croient pas.
Le Stalker deviendrait donc une sorte de 'faussaire', selon les termes de Deleuze qui décrit ce nouveau type de personnage de cinéma de la manière suivante : « On pourrait tout résumer en disant que le faussaire devient le personnage même du cinéma : non plus le criminel, le cow-boy, l'homme psycho-social, le héros historique, le détenteur de pouvoir, etc., comme dans l'image-action, mais le faussaire pur et simple, au détriment de toute action. Le faussaire pouvait exister naguère sous une forme déterminée, menteur ou traître, mais il prend maintenant une figure illimitée qui imprègne tout le film. A la fois il est l'homme des descriptions pures, et fabrique l'image-cristal, l'indiscernabilité du réel et de l'imaginaire; il passe dans le cristal, et fait voir l'image-temps directe; il suscite les alternatives indécidables, les différences inexplicables entre le vrai et le faux, et par là même impose une puissance du faux comme adéquate au temps, par opposition à toute forme du vrai qui disciplinerait le temps. » Le Stalker est donc ce personnage au travers duquel il est impossible de discerner le réel de l'imaginaire, et c'est aussi en raison de sa condition de 'faussaire' que le temps du film n'est pas discipliné et que présent et passé s'affrontent et se confondent.
Et les derniers mots du Stalker effondré dans son lit sont : « Personne ne croit, pas seulement ces deux là. Qui vais-je emmener là bas? O seigneur, le plus terrible c'est que personne n'en a besoin de cette chambre. »

A la manière d'un second Stalker, Andrei Tarkovski guide son spectateur au sein de la Zone, en modifiant totalement les notions habituelles de temps et d'espace, pour créer un nouvel espace dont les seuls points de repères sont bibliques.
Des oppositions premières sont mises en place d'emblée telle que l'opposition générale entre l'espace social filmé en noir et blanc, ou plus exactement en pellicule sépia, et la Zone, l'espace de la quête, qui nous est présenté en couleurs. La Zone possède déjà sa première caractéristique, elle apparaît en couleurs.
Nous pouvons relever ensuite une opposition entre l'espace euclidien des hommes ne possédant pas la foi, où le triangle ABC est égal au triangle A'B'C', et l'espace à géométrie variable de la Zone où « le chemin le plus droit n'est pas le plus court. »
La particularité de Stalker, ce qui est d'ailleurs le cas de la quasi totalité des films de Tarkovski, c'est qu'il possède une temporalité propre, et nous allons, afin de démontrer cette idée, s'appuyer sur l'étude d'Antoine De Baecque publiée aux Cahiers du Cinéma. La temporalité du film ne se compte ni en secondes, ni en minutes, mais en plans. Stalker n'est pas un film de 161 minutes mais un film de 142 plans, c'est un regard agencé de 142 manières différentes, de 142 blocs de temps.
Pour Tarkovski, le temps est la matière première du cinéma. Il s'oppose formellement à la coupure, préférant la continuité. Stalker est un film sur la continuité et sur la fluidité du temps. Tarkovski ne cesse d'en troubler les repères chronologiques.
Dans L'Image-Temps, Gilles Deleuze parle de Tarkovski en ces termes : « Tarkovski dit que l'essentiel, c'est la manière dont le temps s'écoule dans le plan, sa tension ou sa raréfaction, « la pression du temps dans le plan ». Il a l'air de s'inscrire ainsi dans l'alternative classique, plan ou montage, et d'opter vigoureusement pour le plan (« la figure cinématographique n'existe qu'à l'intérieur du plan »). Mais ce n'est qu'une apparence puisque la force ou pression de temps sort des limites du plan, et que le montage lui-même opère et vit dans le temps. »
Tarkovski dit également : « Le temps au cinéma devient la base des bases, comme le son dans la musique, la couleur dans la peinture. »
Si on sait que la durée du film est de 142 plans et non de 161 minutes, nous n'avons aucune indication sur la durée du temps dans le film, au sein de la diegèse. Quelle est la durée du voyage des trois hommes dans la Zone? Une ou plusieurs journées, une ou plusieurs semaines? Nous ne le savons pas.
La Zone serait donc un espace anachronique. La seule valeur de temps serait un temps de l'avant, de l'espoir et de l'avènement consistant à trouver 'la chambre des désirs'. Avoir foi en quelque chose c'est précisément se situer dans le temps de l'espoir.
Voici ce qu'écrit Gilles Deleuze dans L'Image-Temps : « En découle un nouveau statut de la narration : la narration cesse d'être véridique, c'est à dire de prétendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante. (...) C'est une puissance du faux qui remplace et détrône la force du vrai, parce qu'elle pose la simultanéité de présents incompossibles, ou la coexistence de passés non-nécessairement vrais. (...) L'homme véridique meurt, tout modèle de vérité s'écroule, au profit de la nouvelle narration. » Cette idée s'applique parfaitement à la conception du temps de Tarkovski et plus précisément à celle de Stalker. Les temps du film sont mêlés, nous sommes sans cesse entre le temps de l'avant et le temps de l'après sans pouvoir de manière distincte placer des repères. Il est donc possible de constater, comme l'indique Deleuze, que la vérité disparaît du récit, que la narration devient confuse, dans le sens où les repères spatio-temporels sont brouillés et où il est impossible de distinguer la vérité du mensonge (est-ce que la Zone et la 'chambre des désirs' existent vraiment?).
Le brouillage se fait alors total car si l'unité de mesure du temps n'est plus la seconde mais le plan, l'unité de mesure du voyage n'est pas la durée mais la forme de l'errance elle-même. En effet les seules indications fournies par Tarkovski pour mesurer le temps du voyage sont les marches, les pauses, les repos, les hésitations. L'échelle temporelle de la Zone est fournie par les correspondances entre ces éléments et les plans. Une pause est égale à un plan, et ainsi de suite.
Par la longueur et la lenteur des plans, par le fait de ramener toute chose à son origine, Tarkovski emprunte à la temporalité religieuse sa conception du temps. En 'sculptant' le temps, Tarkovski réalise un acte de foi.

Cette temporalité va de paire avec un espace qui est lui aussi très typé. Tarkovski brise également les repères de l'espace en le recréant et le remodelant totalement. Pour ce faire, il suit deux logiques principales, celles de l'infiniment grand et de l'infiniment petit. L'espace est tiré, totalement distendu entre ces deux extrêmes.
En effet, cet espace est rythmé par de nombreuses épreuves comme nous l'avons déjà vu (le tunnel, le hachoir,...), mais Tarkovski ne fournit aucune explication sur les dangers de l'espace.
En fait, le réalisateur fusionne espace topographique et espace mental, la Zone n'est qu'une Zone intérieure. Les troubles causés sont dus au reflet de l'âme des personnages sur l'espace, qui n'est donc fait que des propres obsessions des personnages. Les dangers de la Zone ne sont que les projections des peurs des personnages sur les lieux.
Toute la traversée de la Zone échappe totalement aux règles euclidiennes de l'espace. Un des rituels de la Zone consiste à jeter un écrou auquel est fixé une bandelette de tissu. La progression des personnages se fait en suivant ces jets successifs. L'écrou devient donc la mesure de l'espace et remplace le mètre.
L'absence totale de repères nous fait nous interroger sur les règles de l'espace chez Tarkovski et certains détails permettent de nous éclairer.
Les trois premiers mouvements de caméra du film fixent déjà le cadre. En effet le film débute dans la chambre du Stalker et ces premiers mouvements sont un travelling avant, un mouvement de droit à gauche et un mouvement de gauche à droite. Tarkovski est simplement en train de représenter une croix au moyen de sa caméra.
A l'entrée de la Zone, le Stalker désigne un poteau et indique : « Le premier point de repère est ce dernier poteau. » Nous sommes face à une nouvelle croix, qui est de plus, cette fois, plantée dans la terre, élément qui est un grand symbole de foi dans l'oeuvre de Tarkovski.
Le décor de la Zone intègre un grand nombre de symboles religieux et de citations bibliques (croix, couronne d'épines, icônes). Le balisage religieux est immense et cette topographie religieuse est le seul point de repère des personnages. Ceux qui suivent ces pistes trouveront leur chemin dans l'espace (c'est le cas du Stalker), les autres se retrouvent bloqués dans un cul-de-sac, les empêchant de pénétrer dans 'la chambre des désirs'.
Reprenant Nietzsche, Deleuze écrit également dans L'Image-Temps : « Les points principaux de la critique de la vérité chez Nietzsche : le « monde vrai » n'existe pas, et, s'il existait, serait inaccessible, inévocable, et, s'il était inévocable, serait inutile, superflu. Le monde vrai suppose un « homme véridique », un homme qui veut la vérité. (...) L'homme véridique enfin ne veut rien d'autre que juger la vie, il érige une valeur supérieure, le bien, au nom de laquelle il pourra juger. » Les bases de Stalker sont ici posées avant l'heure, puisque le monde vrai, la Zone, n'existe certainement pas et semble bien inutile selon les déclarations du Stalker à la fin du film. C'est ce même Stalker qui serait ici l'homme véridique, et qui, par le biais de la 'chambre des désirs' tente d'établir une valeur supérieure susceptible de générer le bien. Enfin, si la Zone existe, si ce monde vrai existe, ce n'est que par l'homme véridique qui, si il n'est peut-être pas à l'origine de la création de la Zone, est celui par qui elle existe. La Zone est dépendante du Stalker, et réciproquement.

Voici quelques unes des déclarations qu'Andrei Tarkovski a pu faire à propos de Stalker et, plus précisément, concernant la représentation et la symbolique de la Zone :
« Quel est le thème central de Stalker? D'une manière générale c'est celui de la dignité de l'homme et de l'homme qui souffre de son manque de dignité. »
« On m'a souvent demandé ce que signifiait la Zone, ce qu'elle symbolisait et on m'avançait les suppositions les plus invraisemblables. Je deviens fou de rage et de désespoir quand j'entends ce genre de questions. La Zone ne symbolise rien, pas plus d'ailleurs que quoi que ce soit dans mes films. La Zone c'est la Zone. La Zone c'est la vie. Et l'homme qui passe au travers se brise ou tient bon. Tout dépend du sentiment qu'il a de sa propre dignité, et de sa capacité à discerner l'essentiel de ce qui ne l'est pas. »
La Zone n'existerait donc pas. Elle serait, du moins, une pure invention du Stalker qui en aurait fait son « monde vrai », et c'est par le biais de celui-ci que sa propre existence trouverait un sens. Qu'importe. Il reste que le Stalker possède la foi grâce à la Zone, et qu'il pénètre en elle comme dans l'enceinte d'un temple sacré. Si la Zone possède un quelconque pouvoir, cela est du au Stalker, qui s'investit corps et âme en elle. Ce fait débouche donc sur une double finalité : La Zone existe grâce au Stalker et le Stalker existe grâce la Zone.
« On m'a très souvent demandé ce que représentait la Zone. Il n'y a qu'une seule réponse à donner : la Zone n'existe pas. C'est le Stalker lui-même qui a inventé sa Zone. Il l'a créée pour pouvoir y emmener quelques personnes très malheureuses, et leur imposer l'idée d'un espoir. La chambre des désirs est également une création du Stalker, une provocation de plus face au monde matériel. Cette provocation, construite dans l'esprit du Stalker, correspond à un acte de foi. »
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le 23 avr. 2012

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FrankyFockers

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