Quand je lis sur le site de la cinémathèque que "Tarkovski est un cinéaste phare de la modernité européenne", l'envie me prend d'écrire exactement le contraire. Tarkovski ne filme nullement la modernité mais l'intemporalité. Il n'est nullement européen mais russe, russe jusqu'au bout de la chapka.Je voudrai aussi préciser que Stalker est un film qui se mérite. 2H45 c'est déjà long. Mais 2H45 avec Tarkovski c'est l'assurance d'avoir un rythme lent avec des plans-séquence qui durent longtemps. C'est aussi des questions métaphysiques évidemment sans réponses. C'est donc une manière de filmer qui privilégie la contemplation, voire la suggestion hypnotique au détriment de l'action. Ce préambule me semble nécessaire: dans la salle où j'étais plusieurs spectateurs ont quitté la salle au bout de quelques minutes.


Je donne sans plus attendre mon verdict. Stalker est pour moi, avec Solaris, le meilleur film de Tarkovski. Situé chronologiquement après le très ennuyeux Andreï Roublev et avant les très abscons Nostalghia et Sacrifice, Stalker avec sa Zone hors du temps semble bénéficier au mieux du montage assez particulier qui consiste à immerger le spectateur dans chaque plan jusqu'au maximum de la durée signifiante dudit plan. Et je dirai donc que dans le cadre du seul
cinéma fantastique ce type de montage ne souffre d'aucune longueur et semble inviter à la réflexion, sinon philosophique, du moins spirituelle.


On a déjà dit que Stalker était un film sur la Foi, sur la présence (ou plutôt l'absence) de Dieu parmi les hommes. C'est en partie exact, mais la poésie de l'image se suffit à elle seule selon Takovski. Seulement ici l'image n'est pas belle, comme dans le Miroir. Le plan du début zoome sur l'intérieur d'une masure. Au dehors la laideur est semblable. Paysage d'usines abandonnées, de murs décrépis, de frontière grillagée avec un train vétuste. Une constante chez Tarkovski, c'est l'absence de mensonge. Si la réalité est ainsi, pourquoi filmer autrement? Si le Professeur de physique et l'Ecrivain en panne d'inspiration prennent des risques mortels en franchissant la frontière, c'est aussi pour échapper à la morosité, à l'ennui du quotidien. La Zone, le personnage central du film devrait donc apparaître a contrario comme un éden, à partir du moment où la couleur fait son apparition? Et bien non, la nature verdoyante cache en fait des menaces diffuses, telle un discours rassurant de politique étrangère de Poutine.


Que c'est-il donc passé? Une expérience militaire qui a mal tourné? Cette hypothèse a le mérite d'expliquer les tourelles de chars rouillées et les carcasses de véhicules militaires qui parsèment le paysage de la Zone. Dékabraz (Porc-Epic) était le maître du Stalker. Il a tout vu. Des flash-back vont sûrement nous expliquer ce qui s'est passé. Mais non, on est frustré une nouvelle fois. Tarkovski ne veut rien expliquer, il veut simplement évoquer. Et à ce jeu-là il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec la zone interdite de Tchernobyl, contaminée par la radioactivité, cernée par l'armée, où la faune et la flore ont repris leurs droits. L'accident nucléaire ayant eu lieu en 1986, le film de 1979 serait donc prémonitoire, et les avant-dernières images montrent bien une centrale nucléaire (estonienne) vue de la maison du Stalker. J'ai même cru en voyant ça que j'étais victime d'une hallucination due à mon auto-suggestion, comme il m'en arrive heureusement très rarement.


Dénonciation de la folie des hommes, Stalker? Certes, mais l'analyse psychologique est au moins autant au cœur des intentions de Tarkovski. Les deux héros, le Professeur et l'Ecrivain vont-ils trouver une réponse à leurs souhaits? Pas du tout. Et pour cause: l'Ecrivain n'est motivé profondément que par l'ambition, le Professeur par la vengeance. Il n'y a que le Stalker qui soit honnête. Beatus pauper spiritu. Et s'il s'énerve à la fin. "Ils ont perdu la Foi ! Dans leurs yeux il n'y avait qu'avidité et matérialisme !", c'est que sa mission a échoué. Il n'a pas réussi à mettre ses "clients" dans le droit chemin. Et c'est une parabole sur l'échec d'une civilisation, pas seulement l'URSS, mais tout notre monde moderne matérialiste.


Le Stalker serait donc le porte-parole de Tarkovski, qui se serait donné pour mission de maintenir et de propager la Foi à notre époque. Dans ce but il pose certains principes: ne jamais malmener la Nature qui représente Dieu; ni la science ni la création littéraire ne peuvent expliquer l'inexplicable; dans tous les cas ne pas suivre la ligne droite qui n'est jamais le chemin le plus court, ce qui est aussi, pour Tarkovski le principe préalable à toute activité poétique, qui doit être au-delà des principes scientifiques.


Il est donc temps d'atteindre la Chambre, le but ultime du voyage. Pour y arriver les trois protagonistes vont devoir emprunter un tunnel obscur, le Hachoir; nouvelle frustration: pas la moindre scène gore ne vient pimenter ce passage dans le Hachoir, comme aucun danger ne vient réellement perturber l'expédition. La musique électronique" pinkfloydienne" d'Edouard Artemiev, une voix péremptoire venue de nulle part, des hurlements de loups laissaient pourtant présager à tout moment une intervention impromptue. Et l'eau croupie (radioactive?) laissait planer une menace dépourvue de conséquences, dans la fiction du moins. Car, dans la réalité, d'après Wikipedia, plusieurs membres de l'équipe de tournage sont morts peu après de cancer, victimes de la pollution nucléaire.


Mais au moment où retentit l'Hymne à la Joie, les pouvoirs télékinétiques de la malheureuse fille paralysée du Stalker, dans la toute dernière séquence, portent une note d'espérance. Car le miracle est une approche vers une vie libérée de la matérialité, comme une sorte de signe avant-coureur de la plénitude promise aux hommes et aux femmes de bonne volonté. L'Humanité serait-elle sauvée par les plus humbles?

Zolo31
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le 8 août 2017

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Zolo31

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