Il y a dans **Star Wars 9** une vision assez emblématique d’un problème que le film pose d’emblée, et que pendant toute sa durée ressasse. Lors de l’énorme bataille finale, un instant crucial impose à Poe Dameron – le « pilote fougueux » dont tout Star Wars semble avoir besoin – d’agir avec rapidité. Dans un instant de confiance désespérée en lui-même, il atteste : « I’m fast ! »

Mais ce balbutiement est immédiatement annihilé par l’étouffante assurance d’un autre personnage : « Not as fast as me ! » répond une voix, hors-champ. Il s’agit évidemment du poussiéreux Lando, à bord du poussiéreux Millenium Falcon, lequel se substitue entièrement au X-wing de Poe afin de porter le coup fatal au vaisseau ennemi. Poe est alors écrasé par Lando, le jeune est écrasé par le vieux, le nouveau personnage est écrasé par l’icône.
Triste image, qui n’est malheureusement pas un exemple isolé, le film d’Abrams croulant sous les vieilles idoles – lesquelles n’ont d’ailleurs jamais été aussi fatiguées et ridicules dans leur obstination à perdurer et à assurer, qu’il s’agisse de leurs fantômes ou du retour grotesque de Palpatine, attaché à un immense bras mécanique tel une marionnette, guignol se caricaturant lui-même…
Ces visions, quand elles ne sont pas désolantes (Lando, qui n’est plus que l’ombre de lui-même), sont terrifiantes car elles donnent à voir les anciens comme un véritable poids, plutôt qu’un soutien : ceux-ci ne semblent tout simplement pas vouloir laisser le monde aux mains des plus jeunes.


Le film a de ce fait un problème évident avec la mort, qui de résurrection en résurrection semble perdre son aspect définitif (même en ce qui concerne les acteurs : il faut voir comment certains d’entre eux ont été rajeunis numériquement), les fantômes n’ayant jamais été aussi présents et – surtout – agissants. De consciences conseillères, ils deviennent de réels deus ex machina : ils prennent en main l’action, et plus particulièrement prennent en main les jeunes personnages (la scène ou Luke renvoie à Rey son sabre, avant de lui sortir son vaisseau de l’eau est dans cette optique assez caractéristique) pour les mener à exécuter leurs desseins.
Si cette conception de la mort manque clairement de maturité et désamorce assez rapidement certains enjeux dramatiques du film, elle a le mérite d’insister de manière ouvertement outrancière sur le réel sujet du film : l’identité familiale.
C’est que cette question est clairement le problème des personnages principaux de cet opus, plus encore que dans les précédents. Il s’agit, à tout instant, d’être digne de ces illustres aînés. Mais quels aînés ? Les interrogations de Rey quant à ses parents trouvent rapidement une explication, et celle-ci se trouve donc tendue entre deux héritages : celui de ses pères de substitution (Luke, Han) et celui de son grand-père génétique.
N’ayant pas le choix d’assumer un combat dont elle ne veut pas (plus d’une fois elle manifestera sa fatigue), sa trajectoire dans ce dernier film se résumera d’ailleurs à cette décision purement familiale. Trajectoire hautement discutable, dans la mesure où le personnage ne sert plus que de réceptacle à tous les Jedi qui l’ont précédé, avant de se fondre dans l’imaginaire qui leur est lié (le dernier plan, singeant celui du premier Star Wars), comme si l’identité se résumait à l’héritage qu’on choisissait.


Heureusement, le film d’Abrams trouve en Kylo Ren une profondeur salvatrice.
Celui-ci, s’il se présente comme le double de Rey dans sa déroute identitaire (il font d’ailleurs tous les deux partie d’une « dyade »), agit de manière radicalement opposée dans son évolution et dans les origines de son trouble. Contrairement à Rey, le problème de Kylo/Ben n’est pas celui de la quête d’une identité manquante : à l’image du film, il souffre d’un héritage trop pesant. Les deux précédents opus nous ont dévoilé que le manque de confiance de la part de l’aîné (Luke) est à l’origine de l’affranchissement de Kylo Ren, qui se dirigera vers une idole bancale (Dark Vador) pour régler son complexe d’infériorité, ce qui facilitera les premières étapes de son émancipation : le meurtre de son père, et le meurtre symbolique de son mentor (métaphorisé par un superbe insert sur le pied de Kylo Ren traçant brusquement une traînée rouge sur le sol, au moment exact du coup fatal).
L’opposition et l’attirance entre Rey et Kylo trouvent leur acmé au moment d’une belle scène de combat sur une mer déchaînée, image romantique des remous émotionnels qui les animent.
Les rôles des personnages s’y brouillent (Ren faisant preuve d’un self-contrôle étonnant alors que Rey s’abandonne à sa colère), ce qui met en suspens le manichéisme du film. Il ne s’agit plus finalement que de deux jeunes paumés qui se battent au nom de leur attirance et leur rejet mutuel, et au nom des aînés qui les ont déçus. Pendant un moment, le combat du bien et du mal – leitmotiv lassant de la saga – n’est plus vraiment celui des personnages.
C’est aussi lors de cette scène que s’opère – après une mort symbolique – le retour de Ben vers le bien. Un montage alterné fait apparaître Leia, et met en parallèle la mort de celle-ci (qui s’épuise pour contacter Ben une dernière fois) avec celle de Kylo Ren. Un plan sur le regard perdu et désespéré de Rey (visiblement aussi touchée – sur le tard – par cette apparition), qui semble se demander qui elle a réellement tué et pour quelle cause, témoigne avec lyrisme du trouble identitaire à l’œuvre dans cette scène.
Le retour de Han Solo (non pas sous la forme d’un fantôme mais d’une projection mentale de Ben) montre – enfin – le retour à l’affect de la part de Ben, lequel se manifeste aussi bien par le jeu d’acteur d’Adam Driver (toujours aussi convainquant) que par le simple passage de « Han » à « father » dans le langage de son personnage.
C’est que l’apaisement de Ben passe nécessairement par le sacrifice de ses deux parents, à la fois en guise de preuve d’amour et de confiance qu’en guise d’effacement de leur part, le lestant de leur poids tutélaire.
Cette scène, qui concentre les enjeux dramatiques et symboliques de cette trilogie, est sans conteste la plus belle du film.
C’est pour cela que l’aboutissement de la trajectoire de Ben est à la fois décevante et cohérente. D’un côté, le sacrifice de celui-ci renvoie au bouleversement du personnage : d’un égoïsme destructeur (et pourtant partie intégrante de sa mutation initiatique) il s’abandonne à un altruisme sans retour. C’est simple, mais aussi cohérent, et l’extrémisme du geste ne manque pas de beauté.
Mais d’un autre côté, il s’efface – à l’écran comme symboliquement – pour laisser la place à Rey, donnant à celle-ci la possibilité de s’attribuer l’héritage familial de Ben (!).


A ce sujet Abrams a affirmé (dans une interview) qu’il voulait montrer à travers son film la possibilité d’être qui l’on veut être. Cette affirmation questionne sur plusieurs niveaux.
On peut en premier lieu se questionner sur la simple pertinence de cette affirmation, polémique car extrêmement d’actualité (les questionnements sur l’identité de genre et de sexe en témoignent). On peut en effet y voir un geste audacieux qui remet en question plusieurs siècles de personnages fictifs prisonniers de leur condition qui se confrontent à l’impossibilité d’être autre (Don Quichotte, pour ne citer que lui), mais on peut aussi y voir une naïveté qui désamorce l’émotion ressentie face à une vérité douloureuse. Le film d’Abrams a d’ailleurs une relation tout à fait étonnante à la mémoire (qui forge nécessairement une identité), laquelle peut se réajuster, se réinitialiser ou se retrouver avec la même aisance déconcertante (l’exemple du reboot de C3PO est assez parlant).
On peut aussi – et surtout – se demander : est-ce vraiment une possibilité que montre le film ? Ce Star Wars montre-t-il vraiment que l’on peut construire son identité en faisant fi de son héritage ? Le personnage de Rey rend difficile la réponse à cette question, car l’aboutissement du parcours de celle-ci se résume justement à un choix d’héritage – dans lequel elle se fondra – sans autre alternative. Et que dire de Poe, obligé de partager son rôle de général pour pouvoir assumer l’ombre de son illustre prédécesseure ? Sans parler de ce moment où il est écrasé par le Falcon...
D’une manière globale, ce (supposé) dernier opus raconte par le biais de nombreux personnages la douleur, le trouble ressentis face aux responsabilités du legs. Si on excepte le personnage de Ben, cela se solde par l’impossibilité de se détacher de l’héritage familial, mais aussi – par analogie – de l’héritage culturel.


Que peut faire le cinéma face aux anciens mythes ? La réponse aurait du être un véritable affranchissement, ou – mieux – une transcendance.
Hollywood, visiblement, ne semble pas prêt à cela, et si ce Star Wars fait preuve d’une lucidité et – parfois – d’un lyrisme exaltants, il est aussi malheureusement symptomatique des limites de ce système qui ne laisse plus de place au renouvellement et à la création.

Toto662
6
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le 18 janv. 2020

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Toto662

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