Sur le globe d'argent, film de science-fiction polonais réalisé par Andreij Zulawski, petit neveu de l'écrivain dont est ici adapté le livre, entend se servir de l'imagination d'une colonisation humaine de la Lune pour traiter du besoin de croyance intrinsèque à l'espèce humaine, et de sa perdition. A la fin des années 70, Zulawski rentre en Pologne et profite de l'occasion que les autorités soviétiques lui laissent à nouveau carte blanche dans le choix d'un film à réaliser pour adapter l'oeuvre de son grand oncle.


Malheureusement, le pouvoir n'apprécie pas les thèmes du film et décide d'interrompre le tournage ainsi que de brûler les décors et costumes nécessaires à la réalisation des 20% restant. Le résultat sera un montage du film en 1988 où les coupures sont remplacées par des images de la Pologne contemporaine et un commentaire du réalisateur sur les évènements manquants.


Subjugué par la bande d'annonce, intéressé par l'histoire de la création de ce film, je comptais sur celui-ci pour finaliser mon top 10 auquel il reste une place décidément vacante.
Celle-ci est toujours libre à ce jour. J'ai revu le film une deuxième fois, sans être d'avantage convaincu malgré la qualité unique et indéniable de la réalisation, la réussite esthétique, et la performance hallucinante des acteurs, qui font de Sur le globe d'argent une création visuellement inspirante, mais dont l'écriture, la narration et la mise en scène sont extrêmement hermétique et eprouvante pour le spectateur.


Les premières minutes sont intrigantes et je découvre avec attention cette excursion lunaire, les membres qui vont constituer la future humanité.
Dans un style lyrique et un brin hystérique, l'un des humains agonise en décrivant ses idéaux de République libertaire. Un autre, calme et froid, affirme son incroyance absolue. Il se trouve que ce dernier survivra bien plus longtemps que ses camarades, et, suite à une logorrhée indescriptible, va contre toute attente devenir le plus illuminé de tous; la mémoire et le guide vénéré de l'humanité naissante.


A partir de là, le film commence à sombrer dans un délire de théatralisation déchainée.


Le groupe d'humains constituant désormais une sorte de société tribale s'agite et se remue dans tous les sens, crie des frises philosophiques introspectives qui ont l'air fumeuses. On pourrait penser aux récentes adaptations d'un dramaturge anglais mais Zulawski n'est pas Shakespeare.


Les interminables gesticulations des personnages me font l'effet d'un remplissage, alors que les intrusions répétées des acteurs qui plaquent leur nez sur la caméra m'apparaissent incompréhensibles et surtout gênantes.


Une femme s'offre en sacrifice. Je n'ai pas compris.


Les usages appuyés de la boue et du sang me rappellent Apocalypto de Mel Gibson.


Bientôt je me trouve incapable de savoir ce qui relève du style, du jeu des acteurs, et de ce que je perçois comme la tentative de décrire une régression des personnages à l'état sauvage. Mais c'est extrêmement bien joué. Les acteurs sont comme habités.


Une première parti indigeste, que les coupures d'ambiance musicale opérées dans les changements de scène n'arrangent pas.


Moitié du film, la société humaine ressemble désormais à une civilisation moyenâgeuse.


Je pressens une extinction de voix du nouveau protagoniste de l'histoire. Plus tard, la fréquence de la voix semble augmenter sensiblement à l'instar de sa vitesse. Je repense aux cartoons type Bip Bip et Coyote. Je souris. Mais "la seule fidélité qui confère une forme au chaos de la biologie, c'est la fidélité au but que l'on s'est fixé." Et je me suis fixé pour but de regarder ce film.


Qui sont ces ennemis qui peuvent manipuler l'esprit des hommes ? Existent-ils seulement ? Le doute est suggéré, sans donner de réponse. Sont-ils le "reflet" de leur existence, l'image de leur folie existentielle qui contamine tout ce qui les entoure ? Ou le message d'un réalisateur qui nargue ses spectateurs ("je suis le reflet de ce qu'il y a en vous. Vous n'êtes pas le reflet de ce qu'il y a en moi") ?


Comment des colons manifestement avancés technologiquement et intellectuellement, peuvent-ils sombrer dans la folie aussi subitement ?


Si l'intention est de décrire la descente de l'humanité dans la folie, pourquoi ne pas faire varier les styles de langage (notamment pour les scènes sur Terre), en accentuer seulement de façon progressive la teneur éthérée et métaphysique ?


La fin du film semble mieux contraster la folie des héritiers des colons, dont il ne subsiste ici probablement que la représentation, avec la circonspection des terriens (hormis le dénommé Jacques, qui semble lui aussi perdu par ses expérimentations chimico-psychiques). Mais les répliques accordées aux terriens sont si courtes qu'on ne peut pas vraiment parler de langage.


Opéra sans chants, théâtralisation disproportionnée et bavarde systématique ayant quelque chose d'un théâtre nô sans codes qui serait fait d'aboiements fébriles - des monologues introspectifs la plupart du temps - le style hermétique total du réalisateur a du mal à passer.


Andreij Zulawski l'a affirmé quelques années plus tard, il ne se soucie guère des spectateurs, "ces victimes de la vie qui s'improvisent maîtres de la représentation et ne connaissent rien de leur propre existence". Ce mépris pour le public rend son travail intransmissible et pose la question : pourquoi le montrer ? Car, après tout, nombreux sont les artistes inconnus qui créent pour eux même, sans jamais avoir à l'esprit de divulguer leur travail.


Zulawski a produit quelque chose d'intransmissible, donc seulement consommable; quelque chose que les spectateurs ne peuvent s'approprier, ne peuvent réellement discuter et, de fait, ne peuvent faire rentrer dans la culture et la postérité. Le film en perd sa qualité d'oeuvre, devient un travail parmi les autres.


Ironiquement, il empêche son créateur d'accéder à "l'immortalité", dirait la philosophe allemande Hannah Arendt, comme ce gardien silencieux de la mémoire de l'humanité dans le film, qui voit s'estomper le souvenir de la Terre chez les héritiers des colons.


Mais, rendant son travail public, Andreij Zulawski lui fait occuper une place d'ordinaire réservée aux oeuvres. Si ce prototype de chef d'oeuvre hermétique et consommable était la norme, il participerait à cette condition de l'homme moderne qui place le travail au dessus des autres activités de la vie, faisant reculer l'espace nécessaire à la pérennité de la vie culturelle et à l'activité politique. Pas très subversif pour un film banni avec violence. C'en est à se demander ce qui a pu tant inquiéter le pouvoir soviétique au moment du tournage.


A mon avis, le chef d'oeuvre se cache entre les moments (fréquents) de surenchère théâtrale. C'est tout un remontage qui tourne déjà dans ma tête. Au bout du compte, Sur le globe d'argent ressemble à un gigantesque assemblage de moments philosophico-délirants d'une expérience humaine dont on aurait rejeté tout l'aspect technique et rationnel de la survie, de la croissance démographique, et de l'établissement d'une culture. Il faut comme polir le long-métrage pour trouver le chef d'oeuvre ici seulement présent en puissance.


Reste que les vagabondages de la caméra sont sublimes, parfois improbables, comme ses plans fixes (ou légèrement mouvant tel ce plan d'intérieur en lent travelling et (dé)zoom sur deux personnages au ras du sol); comme son inclinaison occasionnelle renforçant l'aspect organique d'une immersion rendue également par l'introduction de personnages caméramans. Il est d'ailleurs dommage d'avoir abandonné le point de vue visuel subjectif par certains personnages en cours de route.
Le ton de l'image, la couleur des costumes comme des décors, sont d'une qualité remarquable pour un film de SF des années 70.
Mais le film aurait bien pu être réduit de moitié en durée.


Comme oeuvre un peu abstraite et usant de métaphysique à propos de la déliquescence humaine et de modes de pensée qui n'ont pour horizon dans leur application à la réalité que la folie et la cruauté, Les Harmonies Werckmeister, de Béla Tarr, m'a nettement marqué en comparaison. Avec sa sobriété vocale compensée par une symbolique visuelle, ses lents déplacements de caméra, et l'interprétation mesurée de ses acteurs, il en est même l'antithèse.


Dans Sur le globe d'argent, seules la réalisation sublime, l'esthétique, et la performance habitée des acteurs, semblent marquantes et promptes à rentrer dans la postérité culturelle.


Je mets 3 étoiles pour la réalisation et le montage, 3.5 pour le jeu d'acteurs, 2 pour l'esthétique.
Cette note se veut d'autant plus impartiale qu'elle ne tient pas compte de mon expérience éprouvante. Pour moi, le film, à la narration et la mise en scène quelque peu irrationnelle, nous perd tellement et nous assaille de tant de logorrhées théâtralisées qu'il nous épuise, et nous fait passer à côté de ses thèmes comme de son potentiel de chef-d'oeuvre.

Greenbat85
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le 12 févr. 2021

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Greenbat85

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