Auréolé du prix du jury au dernier Festival de Cannes, The Lobster nargue la patience du cinéphile depuis plus de 5 mois. Il faut dire que son auteur, le grec Yorgos Lanthimos n’a jamais laissé indifférent depuis ses débuts mordants en France avec son extraordinaire Canine, un film sombre et cauchemardesque décrivant le quotidien d’une famille malade, dans laquelle le père, et plus encore la mère, tiennent leurs enfants en captivité, de jeunes adultes « protégés » du monde extérieur dont ils ignorent tout, développant des comportements de déviance extrême, vivant dans la panique et le désarroi en sentant instinctivement le terrible dysfonctionnement de leur famille. Pour certains critiques, ce film violemment percutant, récompensé du prix Un Certain Regard au Festival de Cannes de 2009, ainsi que de beaucoup d’autres, dont l’Oscar du meilleur film étranger, est censé illustrer la peur et le besoin de repli et de contrôle après les attentats new-yorkais du 9/11/2001, mais le cinéaste se défend de tout sous-texte politique et social.
2 films plus loin, Yorgos Lanthimos persévère dans son choix de mettre en scène les sociétés les plus dystopiques. Dans The Lobster, il délaisse le huis clos de la famille, déjà élargi à une petite bande d’amis tout aussi éloignée de la norme dans Alps, son opus suivant, pour faire cette fois-ci le portrait de toute une société où être seul et célibataire relève d’un crime. Les contrevenants écopent d’une punition qui consiste à être transformés en animal, celui de leur choix pour ajouter la responsabilité de leur propre châtiment à la culpabilité par rapport à l’échec.
Comme à son habitude, le scénario est très riche, et l’imagination du cinéaste est sans limites. La femme de David vient de le quitter, et aussitôt la police s’empare de lui pour le mettre en résidence très surveillée dans cet hôtel de luxe où il doit trouver l’âme sœur parfaite avant 45 jours, faute de quoi il recevra le châtiment suprême d’être transformé en animal. Les règles de vie à l’hôtel sont draconiennes, et David s’essaie un temps à la rébellion, en refusant d’être appairé de force à quelqu’un pour lequel il n’a aucune attirance. La vie y est faite de compétitions cruelles, comme cette chasse aux Solitaires, ces rebelles qui ont choisi de vivre en dehors de la loi, et dont la capture de chaque membre fait bénéficier au « chasseur » d’un jour supplémentaire de répit.
Les scènes à l’hôtel ne sont pas sans rappeler le Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, haute en couleurs, truffée de cadrages parfaitement symétriques qui, ici, soulignent l’enfermement. Le dress code est poussé à l’extrême, une tenue pour chaque occasion, et la même pour tous, une idée de cinéma qui n’est pas loin des uniformes chers au cinéaste américain. Même les ralentis de la scène de chasse, très réussie par ailleurs, font penser à l’univers andersonien. Et pourtant, rien n’est aussi éloigné de ce dernier qu’ Yorgos Lanthimos, dont le cinéma fait invariablement froid dans le dos, malgré des dialogues et des situations drôlatiques dans la veine pince-sans-rire, en particulier dans The Lobster.
Dans ce film, la difficulté, pour ne pas dire l’absurdité de la course effrénée vers un mode de vie supposé normal, celui du couple idéal, et « en cas de problème de communication », l’octroi d’un enfant à ce couple ( !), tout cela fait en effet réfléchir quant à la vanité de la relation amoureuse, celle des rencontres électroniques et artificielles dans lesquelles l’important c’est l’atteinte de l’objectif, alors que, pour paraphraser Lao Tseu : « Il n’y a pas de chemin vers l’amour, c’est l’amour qui est le chemin (1) » . La démonstration par l’absurde est décidemment la spécialité du cinéaste grec…
Quand on aborde la deuxième partie du film, après que David a fini par s’enfuir pour rejoindre les Solitaires de la forêt, on bascule vers une tonalité à la fois plus sombre (les couleurs de la forêt, l’indigence du mode de survie, le nouveau code vestimentaire, etc.) et plus humaine : c’est en effet ici que David va vivre à nouveau après avoir rencontré le personnage joué par Rachel Weisz, une rencontre annoncée d’ailleurs dès le début par la voix off de cette dernière. Dans cette nouvelle société tout aussi en désordre que l’hôtel, des règles très strictes s’appliquent également, visant cette fois-ci à interdire tout rapprochement amoureux entre ses membres. Il est difficile de ne pas faire le parallèle entre les mensonges qu’il faut à l’hôtel pour trouver son âme sœur sous peine de mourir, et les artifices que les Solitaires sont obligés d’inventer pour cacher des relations naissantes. Ce thème des difficultés dans les relations amoureuses a été identifié par le cinéaste lui-même comme étant la source de son inspiration pour the Lobster.
Avec cette nouvelle œuvre, Yorgos Lanthimos réussit le grand virage du film international rempli de stars : il garde une cohérence totale par rapport à ses films précédents, tant sur le fond que dans la forme, tout en exploitant l’opportunité nouvelle de pouvoir embaucher des acteurs tels que Colin Farrell, presque méconnaissable, et imposant dans ce personnage très déterminé, Rachel Weisz, une actrice chevronnée qui apporte avec subtilité la normalité dans un monde déréglé, ou encore Léa Seydoux, qui assoit sa stature internationale avec un rôle plutôt ardu. Un beau film original et interpellant à voir absolument.
1 : « Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, c’est le bonheur qui est le chemin » - Lao Tseu.