David Lynch a toujours été obsédé par la confrontation des univers, l'opposition des mondes et plus généralement par ce rapport avec autrui jusqu'à traumatiser ses personnages comme ses spectateurs. Son amour du fantastique n'étant que la traduction la plus appropriée de ses thématiques, le moyen le plus efficace sans doute de tordre ses protagonistes lorsque la réalité ne suffit plus. Pourtant c'est bien de réalité(s) dont il est question avec notre film, du moins semble-t-il.
En s'appuyant sur une véritable histoire, celle d'un septuagénaire ayant parcouru 350 milles au moyen d'une tondeuse à gazon faute de mieux afin de retrouver son frère victime d'une attaque, Lynch donne l'impression d'être revenu parmi nous l'espace d'un film. Pourtant ce "road movie" n'est jamais si terre-à-terre. Et si l'opposition des réalités est bien présente, reste que ce qui marque au premier abord, c'est bien le personnage même d'Alvin Straight.


Au regard de ses travaux, notre réalisateur nous a globalement habitués à filmer des personnalités radicalement différentes de ce qui nous est montré ici. En effet Lynch a toujours eu ce goût pour des personnages devant lutter de manière incessante contre tout y compris eux-mêmes, en proie aux malaises, violences et tortures pour ne pas dire à la folie. Alvin Straight serait alors la radicale exception. Pourtant, ce dernier a toutes les raisons d'être le sujet de souffrances et tourments. Le traumatisme de la guerre dans une scène aussi simple que puissante ou son état de santé sont autant de motifs pouvant potentiellement faire de notre vieil homme un être soumis aux rudes épreuves de l'existence. Or il n'en est rien ou presque. Dès sa première chute, il fait preuve d'un sang froid et d'un contrôle frôlant l'insouciance. Face au médecin et malgré son état critique c'est l'assurance désabusée qui prédomine. Pourtant handicapé par sa santé, notre ancien combattant a connu de son aveu même les tranchées alors que pourrait-il redouter ? Le passage évoqué ne brille guère par son originalité mais témoigne d'un élément central et au combien remarquable : Lynch nous donne à voir un personnage qui maîtrise son monde. Il le maîtrise même trop. Alvin Straight a de ses mots fait l'expérience du monde, il a tout vécu. Son projet de périple est certes de la folie pure mais pour autant il ne sera jamais vraiment menacé et surtout, il ne doutera jamais. Or qu'est-ce que le cinéma de Lynch sinon le cinéma du doute absolu ?


Ce doute qui tétanise, ce doute qui rend fou, ce doute reflet de notre impuissance naturelle. Mais ici le doute cède pour l'aisance, la tranquillité ultime. A chaque problème une solution, pour lui comme pour les autres. Une jeune fille qui fugue retrouve le droit chemin au détour d'une anecdote auprès du feu. Une panne et c'est l'apparente générosité humaine qui intervient. Une humanité guère appréciable mais ça importe bien peu tout compte fait. Alvin Straight a toutefois le temps qui lui est compté comme pour son frère, ne possédant par ailleurs aucun repère spatial ni temporel (si ce n'est la route et le bon vouloir des rencontres). Une course contre la montre qu'on oublierait presque ! Le fait est qu'à aucun moment ne transparaît la moindre tension chez cet homme. Il semble intouchable et pour un film de Lynch il faut reconnaître que cela est pour le moins étonnant. Ce rapport au monde, un monde qu'il domine de manière évidente nous ramène en revanche à une thématique qui est au cœur même de l’œuvre de notre artiste : l'entre deux mondes. Une histoire vraie est-il alors si atypique pour notre réalisateur ?


Cet entre deux mondes, il était plus que jamais flagrant dans Lost Highway en commençant par ce plan empiétant sur les deux voies opposées d'une même route. De cette horizontalité travaillée dans ledit film, Lynch opte cette fois pour une opposition verticale (cf l'affiche et la dizaine de plans du film similaires). Road Movie d'un frère voulant se réconcilier avant sa mort prochaine, notre réalisateur présente avant tout un personnage qui comme nous l'avons dit a tout vécu. Il n'est plus vraiment de notre monde, chose suffisamment soulignée par les réactions d'étonnements qu'il suscite chez le spectateur comme chez les autres personnages du film. On constate ainsi que cet Alvin Straight est continuellement en recul, il est par ailleurs littéralement au bord de la route, une route qu'il suit mais menaçant de la quitter d'un moment à l'autre. Son rapport à l'espace et au temps n'est plus le même que celui de la société environnante. Jamais soumis à la pression il prend donc son temps. Une course de jeunes cyclistes et il s'arrête pour contempler entre émerveillement et incompréhension car au fond tout cela va bien trop vite, ça le dépasse. De la même façon l'accident de cette femme allant travailler "condamnée" à tuer des daims témoigne d'un décalage total pouvant résider entre ce vieil homme et les impératifs de notre monde.


Ce décalage n'est pas seulement une prise de recul sur la vie, c'est aussi l'illustration d'une certaine élévation de notre ancien combattant. Le film s'ouvre en effet sur l'infinité des étoiles. Cet au-delà est sous-jacent à la totalité du film. Un dernier périple pour celui qui a voyagé toute sa vie et qui dorénavant reste rivé vers un autre monde, celui du ciel. Les étoiles l'aident à penser, les orages annonciateurs de l'élément perturbateur le fascinent. Lynch lui même multipliant les plans sur le ciel, ensoleillé, nuageux comme étoilé est obnubilé. C'est son obsession, c'est celle d'Alvin aussi et ce jusqu'à la fin. A la bordure d'un monde avant d'en rejoindre un autre, l'entre deux dimensions lynchéen est toujours d'actualité. Il nous permet aussi de voir à quel point notre réalisateur sait écrire et filmer l'humanité.


A ce titre saluons Richard Farnsworth à la performance admirable. C'est son film, son récit, sa fable. Il insuffle cette tranquillité, cette sérénité et ces beaux sentiments à l’œuvre de sa chute hors champ jusqu'au dernier regard de cette conclusion émouvante pour ne pas dire parfaite. Comme tous les personnages lynchéens, Alvin est malgré sa personnalité à la limite de deux mondes.


Oeuvre finalement ancrée dans l'univers de David Lynch, Une Histoire Vraie malgré sa partition magnifique souffre malheureusement de défauts regrettables. Malgré la puissance des thèmes abordés l'histoire reste trop convenue pour cet auteur. Certaines rencontres qui s'avèrent être plus ou moins pertinentes peuvent désagréablement surprendre. Un déséquilibre qu'on retrouve également dans l'usage des musiques qui sombre inutilement dans le pathos par moment. On pourra enfin déplorer l'utilité plus que discutable de Rose, l'une des filles d'Alvin qui n'apporte rien au film, bien au contraire.


En définitive The Straight Story est un film étonnant qui malgré sa simplicité apparente et son personnage ô combien différent de ce qu'avait pu nous proposer David Lynch s'inscrit parfaitement dans l’œuvre de ce dernier. Qu'il y ait du fantastique ou non (Elephant Man), ce réalisateur a toujours su exceller par sa capacité à saisir l'essence même de l'humanité via les épreuves qu'il imposait à ses personnages. Ce film ne déroge pas à la règle malgré des défauts qu'on ne peut ignorer. Un homme dont la fin est proche, qui a tout vécu, déjà tourné vers les étoiles et qui n'espère qu'une réconciliation avant de nous quitter, voilà une bien belle histoire qui nous est racontée. Un ultime passage parmi nous avant de rejoindre les astres infinis.

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le 22 janv. 2017

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Chaosmos

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