Il est de ces angoisses auxquelles, en tant que peuple, les occidentaux peuvent compatir, mais dont ils ne pourront jamais véritablement saisir la portée sur les esprits étrangers, car ils n’ont rien vécu de pareil ; la bombe atomique, qui détruisit Hiroshima et Nagasaki au Japon fît germer la graine d’une peur, sourde et latente dans l’esprit des contemporains de Akira Kurosawa. Cette peur, les Japonais s’en accommodent tant bien que mal, évitant de trop y penser pour ne pas céder à la psychose générale. Mais, dans Vivre dans la peur, Kurosawa met en scène un vieil homme, Kiichi Nakajima, presque sénile, sur qui le nucléaire produit une impression si forte qu’il ne songe plus qu’à embarquer avec toute sa famille vers le Brésil, seul lieu croit-il où il serait en mesure d’échapper à la catastrophe imminente qui attend ses compatriotes. Le problème, outre la volonté de son entourage, qui s’exprime farouchement contre, réside en l’emploi de l’argent, que le patriarche a si durement acquis au cours des années, en construisant une affaire qui a grossi au fil du temps et dont les retours pécuniaires sont considérés comme acquis par sa descendance, désireuse d’être aux premières loges de l’héritage quand le vieux aura clamsé. Sa famille porte plainte pour le placer sous tutelle, et toute la troupe se retrouve chez le Juge, chargé de faire la part des choses entre conflits rances, et les droits de chacun. Se trouve là également un médiateur, bénévole à ses heures perdues, dentiste de son état, pour qui l’apparente folie de Nakajima devient une source de réflexion face à sa propre léthargie, au devant du danger qui semble tous les menacer.


Dans le traitement de la question du nucléaire au Japon, Kurosawa a clairement décidé de faire de Nakajima, incarné par Toshirô Mifune un prophète des temps modernes. Durant tout le film se pose la question de la santé mentale du vieillard : est-il réellement fou, ou clairvoyant comparé à ceux qui l’entourent ? Comment, après tout doit-on définir la folie, selon quels critères ? Pour mieux mettre en avant la psychologie de son personnage, Kurosawa emploie le medium visuel à bon escient, en faisant des cadrages serrés sur le visage de Mifune, seul acteur qui tout au long du film bénéficiera de ce traitement. Au plus près de la caméra, on voit tout le talent de cet homme, qui à l’époque, à l’aune de ses trente et quelques années incarne un personnage au moins deux fois plus âgé que lui, lui insufflant une force insoupçonnée chez un vieux bougon. Croire, comprendre un prédicateur de mauvais présages, au regard d’une vie passée dissolue est une tâche difficile ; son effroi à l’idée du nucléaire ne passe finalement que pour une excentricité de plus, autant pour sa famille que pour ses multiples maîtresses, et enfants illégitimes. Nakajima, dans une sorte de renouveau de lui-même cherche à sauver tout le monde. Même si cela doit se faire contre le gré de chacun.


 Vivre dans la peur est un film aux nombreux non-dits, chargé d’une atmosphère électrique, annonciatrice de temps plus sombres. Suite à une ouverture musicale inquiétante, Kurosawa nous montre un Japon bondé, au climat déréglé , rempli d’individus affairés que le temps vient perturber : les chaleurs étouffantes s’enchaînent avec les pluies diluviennes, forçant l’adaptation des protagonistes. C’est aussi une façon pour le réalisateur de mettre en avant l’empathie de son personnage principal, qui, sous des airs grincheux de Père Fouettard n’en demeure pas moins à l’écoute des siens, allant par exemple leur chercher à boire pour leur permettre de se désaltérer, quand auparavant il était conspué pour son comportement excentrique. La famille est l’autre versant du film, avec ses luttes acharnées pour l’indépendance et l’émancipation, paradoxalement grâce à l’argent accumulé par celui d’en haut. Nakajima, dur mais généreux, pourvoit aux besoins de tous, y compris de ses enfants illégitimes. Pour autant, quand après des années il vient vers eux leur demander une aide substantielle, dans le but de partir au Brésil, chacun le retoque à sa porte. Ainsi va l’ingratitude humaine.


Catalyseur des angoisses de son époque, Nakajima se fait l’avatar d’un Kurosawa inquiet pour l’avenir et sa patrie. A travers son personnage, Vivre dans la peur délivre une vision pessimiste de ce qui attend non seulement le Japon, mais aussi la Terre tout entière, dans une indifférence quasi générale.

-Ether
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le 17 déc. 2015

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