Du spoil


J'avais essayé de voir certains films d'Ozu il y a quelques années, et je dois avouer que son cinéma ne me touchait pas, certainement par une méconnaissance de la culture japonaise, par une sensibilité qui n'était pas encore totalement développée. J'admirais l'homme, grâce notamment au très beau documentaire de Wenders sur Ozu, mais pas le peu de films que j'avais pu voir de lui.


Mais là, les années sont passées, et je suis tombé sous le charme de ce magnifique film, tout en retenu, en délicatesse, en pudeur. "Les choses changent" disait Bouddha, et ce film nous le montre bien, avec ce vieux couple qui découvre un nouveau monde. Mais surtout, ils découvrent leurs enfants sous un nouveau jour : celui de l'individualisme, et du devoir. Un devoir qui inhibe tout amour, ou en tout cas, l'expression de cet amour. La venue des parents à Tokyo est finalement vue comme une corvée, un devoir, mais en aucun cas comme un plaisir. Le couple assiste à un changement des moeurs dans un Japon où le travail devient la chose la plus importante. La tradition et la famille sont reléguées, car le monde avance, et il avance vite. Là aussi, les choses changent... Ce qui est admirable, c'est le comportement des parents, qui ne se plaignent jamais, qui cherchent toujours à tirer du positif de leur situation, jamais ils ne se complaisent, au contraire, eux aussi essaient d'avancer à leur manière. Sont-il d'un naturel optimiste, ou se mentent-ils à eux-mêmes pour se préserver ? Certainement un peu des deux... Car ce n'est pas l'optimisme qui sauvera cette femme, qui finit par mourir dans un monde où elle n'a plus sa place, et dans lequel elle ne devient qu'une contrainte.


Et c'est ainsi qu'Ozu aborde également le deuil. Deuil également vu comme un devoir, et non comme un hommage. Comme le dit Kyoko, la plus jeune des enfants, on a tendance à se précipiter sur les souvenirs lors du deuil, et parfois, à se les approprier, dans une attitude frôlant l'égoïsme. Et, paradoxalement, dans l'appropriation du souvenir, on en oublie presque parfois le défunt. Certes, la vie continue, mais ils ne prennent même pas le temps d'exprimer leur amour... si jamais il en reste encore. Le deuil est expédié, afin que les activités du travail reprennent le plus vite possible. Noriko, la belle-fille, est un personnage extrêmement touchant en revanche ; elle, justement, ne cesse d'exprimer son amour et sa gratitude. C'est peut-être plus facile pour elle, qui n'est justement pas leur enfant, d'exprimer ses sentiments-là. L'amour des aînés n'est pas inexistant, mais il est biaisé, bridé même par l'exigence du monde moderne, qui prône avant tout les valeurs du travail. Les valeurs familiales tendent du coup à s'oublier et sombrent dans un profond malaise générationnel.


Pour autant, ce monde moderne, où tout est en mouvement, ne lutte pas contre la monotonie. Ce monde moderne, c'est aussi celui de l'anonymat, celui où les journées se confondent, tant elles sont les mêmes... Et paradoxalement, cette monotonie accélère le temps ressenti. Le temps passe beaucoup plus vite, quand la vie est monotone, contrairement à l'idée reçue selon laquelle le temps passe vite quand on sort de l'ordinaire. C'est du moins une conception temporelle fortement développée par Thomas Mann, dans La Montagne Magique, en affirmant que la monotonie créé une journée identique, que l'on ne cesse de vivre. Finalement, parmi ces milliers de jours qui défilent, on n'en vit qu'un seul en réalité, le même, qui se répète encore et encore. Et c'est en cela que la monotonie accélère le temps ressenti selon Thomas Mann. La mise en scène d'Ozu est en totale cohérence avec le propos. L'histoire nous est narrée à travers une série de plan totalement fixes (je crois qu'il n'y a qu'un seul travelling). Des plans d'intérieurs, le plus souvent, qui se ressemblent tous plus ou moins, qui font ressentir chez le spectateur cette forme de monotonie par la lenteur presque naturaliste qu'instaure Ozu tout au long de son oeuvre. Et derrière tout cela, il y a une esthétique très recherchée, parce que chaque plan est formidablement bien cadré, avec un très bon usage des contrastes lumineux.


C'est un film très triste et nostalgique que nous propose Ozu ; mais son oeuvre n'est pas dénuée d'humour. Au contraire, il y a beaucoup de scènes un peu cocasse, de dialogues savoureux (et souvent très subtils, des dialogues d'une grande finesse sarcastique), ce qui fait que le film ne prend jamais une tournure larmoyante. Nostalgique, oui, mais c'est une oeuvre réservée, pudique, et qui ne tombe pas non plus dans le misérabilisme. En témoigne le personnage du père, qui garde le sourire tout au long du film, un sourire si beau, si communicatif et si pur.


Ozu nous offre un très beau film, plein de sens et de délicatesse. Voilà de quoi me réconcilier avec ce réalisateur ; comme quoi, Bouddha disait juste, les choses changent, et je suis à présent devenu sensible à son cinéma.

Reymisteriod2
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le 28 nov. 2019

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