Voyage à deux
7.7
Voyage à deux

Film de Stanley Donen (1967)

Il y a une Donen’s touch comme il y a une Cukor’s touch ou une Lubitsch’s touch. Faite de brio et d’humour, de finesse et d’élégance qui peut aller jusqu’à la sophistication, elle n’exclut chez aucun de ces trois réalisateurs de comédies un certain réalisme psychologique dans l’analyse, le portrait de la femme et du couple (faut-il en limiter la portée en précisant "américains" ?). Voyage à Deux, structuré comme un flash-back multiple et morcelé, est le bilan introspectif d’un mariage au bord de la rupture. Le long voyage de noces s’y transforme d’année en année en morne pèlerinage sur les lieux où deux jeunes gens se sont connus et aimés. Mais chaque étape de la randonnée qui mène ceux-ci, cahin-caha, sur les routes de leur rencontre marque une lente évolution sociale : commencée sac au dos et en autostop, l’aventure se poursuit au fil des étés à bord de voitures de plus en plus confortables, dans des hôtels de plus en plus luxueux, relevée de toilettes toujours plus à la mode (signées Paco Rabanne). Or cette courbe ascendante fait apparaître avec une rigueur quasi mathématique un déclin d’harmonie conjugale inversement proportionnel. L’idylle n’était pourtant pas née sous les meilleurs auspices, et il s’en est fallu de peu pour que Mark Wallace, d’abord très récalcitrant vis-à-vis de Joanna, ne s’entiche d’une autre demoiselle qui l’intéressait davantage (Jacqueline Bisset, fulgurante de beauté dans une courte apparition). C’est là qu’intervient la constante inventivité du scénario de Frederic Raphael, lui-même relayé par l’excellence de Donen à faire interférer et s’imbriquer non pas deux, ni trois, mais quatre lignes narratives spatio-temporelles. Substituant aux miroitements maniéristes du précédent Arabesque une mécanique à double appareil (l’un et l’autre étant étroitement solidaires : du récit et du sentiment), le film ne laisse pas de toucher juste, profond et preste. Il fait plier sa virtuosité technique devant la réalité profonde de son sujet, et épouser à son montage extraordinairement alerte la démarche psychologique de protagonistes dotés d’une existence préalable propre. De plus, à travers son actrice-fétiche, le réalisateur se livre à une véritable revue sur lui-même et sa génération.


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Voyage à Deux s’essaye, par le seul logiciel de la mise en scène, à animer sur un plan purement visuel des êtres que la convention empêche de se mettre en mouvement. Les trouvailles et les raccords ludiques fourmillent, ricochent, stimulent la sagacité du spectateur et son sens des associations : un plan montrant le plongeon de Joanna dans la mer, à telle époque donnée, est suivi par celui, à telle autre, de son immersion dans une piscine ; un panoramique cadrant un véhicule identique à celui du duo retrouve en fin de course ce dernier en autostoppeurs… C’est dans le jeu de mystifications successives que le cinéaste peut, entre autres moyens, réintroduire une fantaisie qui, pour être détachée des préoccupations de ses héros, n’en est pas pour autant désaccordée à leur humeur. Leurs péripéties sentimentales sont communiquées au travers d’une réalisation apte à faire ressentir ces moments où l’amusement s’instaure entre deux clins d’œil complices, où une tristesse profonde s’insinue à partir d’une posture égoïste trop longuement maintenue. Donen parle bien d’abord ici du couple Mark-Joanna et de ses évolutions successives que définissent leurs différents périples sur un itinéraire approximativement identique, le chemin du Midi de la France. L’émotion humaine est donc au centre d’une œuvre follement gracieuse que l’ironie de l’auteur construit à l’inverse du "voyage sentimental" traditionnel : les personnages n’évoluent pas le long d’un parcours donné ; au contraire, les mêmes lieux traversés sont témoins d’états d’âme successifs. Et la perspective finale de l’excursion aux États-Unis, après les vacances romaines (clin d’œil à la carrière de l’actrice ?), suggère un retour aux sources de la comédie hollywoodienne, après l’étape buissonnière de cette balade européenne sur les petites routes départementales, loin des autoroutes balisées, où les panneaux indicateurs rappellent sans cesse aux usagers où ils sont, où ils vont, et quand ils vont arriver, à l’image du couple américain qui veut toujours tout planifier, étapes, arrêts, repas, dépenses. Tout le contraire des Wallace dont l’existence, au même titre que le film, est parsemée d’imprévus, de changements de programme, de retours en arrière, de fuites en avant, comme si auteurs et personnages avaient décidé que la ligne droite n’était pas le plus court chemin d’un point à un autre.


Par les incessants va-et-vient du récit entre le moment présent de la vie du couple et les réminiscences des diverses couches de son passé, Donen suggère la lente et sournoise détérioration des relations de Mark et Joanna, la dégradation de l’estime que la première porte au second. Le film est plutôt tiré du côté de la femme, sans pour autant imposer un point de vue et des conclusions trop exclusives et partiales mais parce que la sympathie active, la complicité du réalisateur lui sont naturellement acquises. Il raconte, parallèlement à la description fragmentaire de ce long voyage en commun qu’est l’aventure conjugale, l’histoire d’une double métamorphose, sociale et psychologique, mais qui ne s’est pas effectuée de façon équivalente et simultanée pour elle et pour lui. Il y a chez Mark une manière de prolonger négativement l’adolescence, en refusant les responsabilités de l’âge adulte, en esquivant la sanction de la maturité (voir les rapports avec ou à propos de l’enfant et du mécène, le premier pas entièrement accepté au contraire du second). Chez Joanna, plus immédiatement pondérée, plus réfléchie de par son caractère (dès la première rencontre elle retrouve le passeport que Mark égare sans cesse, et ce sera sur cet accident symbolique, symptomatique de l’équilibre des deux parties que se fermera le film), de par la façon dont elle conçoit et veut le mariage (connivence constante pas seulement dans le champ ou les gestes de l’amour mais aussi dans le cadre des responsabilités quotidiennes), se fait jour la contradiction qui consiste à reprocher au conjoint ses attaches matérielles et morales avec son métier d’architecte, parce que l’œuvre de création et de don de soi qu’implique ce métier provoque une jalousie naturelle, tout en profitant des avantages qu’il procure. Conquête d’une maturité à deux, le mariage est aussi apprentissage de la vie sociale : en refusant l’un ou l’autre de ces deux aspects, Mark et Joanna en font une épreuve de force et de sagesse.


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Il peut sembler facile et banal de réaliser un film de cent dix minutes pour aboutir à cette vérité première qu’à vingt ans, sans argent mais en liberté, l’on est mieux à même de goûter la vie et de s’aimer qu’à trente et plus, nantis et enchaînés. Mais ce qui importe et emporte l’adhésion, c’est que cette banalité existentielle soit saisie de façon immédiatement sensible pour le spectateur grâce à de menus détails, à de petites touches criantes de vérité, qui apportent à l’œuvre l’acuité et la cruauté d’un reportage. Ainsi le premier séjour dans le château-palace, avec sa longue succession d’incidents mais qui n’atteignent jamais au tragique, opposé au maussade et très elliptique retour quelques années plus tard, dans les meilleures conditions ; ainsi l’équipée à cinq, irrésistiblement drôle, avec les parents paralysés par les manuels d’éducation à l’américaine et tyrannisés par leur petite peste de gamine ; ainsi la présence de l’enfant lors d’un autre voyage, et qui n’est pas fait pour détendre les nerfs ; ainsi le jeu traditionnel des amoureux se moquant des couples officiels et moroses pour s’apercevoir un jour que, à leur tour… ; ou encore la liaison de Joanna avec un oisif ayant tout son temps à lui consacrer, amant idéal qui lui rend la conscience d’exister. Parmi les moyens leur permettant de subsister malgré les aléas et les turbulences, il en est un plus efficace que tous les autres : le sexe. Que les protagonistes éprouvent l’ivresse de la séduction ou traversent une brouille passagère, qu’ils se découvrent à l’aube de leur relation ou soient usés par des années de routine, nombre de séquences s’achèvent par cet instinct fondamental : se rejoindre sous la couette afin de se dire physiquement les choses, de remettre tout à plat. Dans les allusions audacieuses des dialogues, des situations et des objets (le sémaphore), le film creuse avec une admirable perspicacité les ressources employées par Mark et Joanna pour se défaire des instants de crise, de doute ou d’angoisse.


Donen n’a pas certes choisi pas la manière la plus simple de traiter une étude psychologique, à l’image de ses héros qui ne choisissent pas la méthode la plus évidente pour se protéger des piqûres indésirables, en montant une tente sur le lit de leur hôtel alors que pend au plafond une moustiquaire mobile parfaitement adaptable. Mais cette incessante circulation qu’il introduit au travers des différentes époques, des décors identiques, des dispositions changeantes, est la plus propre à faire partager ces sentiments fragiles en perpétuelle érosion ; comme ce refus involontaire des deux occupants de la chambre de se servir de ses possibilités utilitaires est générateur de fous rires et d’ententes amoureuses qu’un confort trop conventionnel n’aurait su peut-être suggérer entre eux. Le cinéaste est surtout servi par deux comédiens au sommet de leur art, capables d’imposer à chaque mot, chaque geste, chaque regard l’évidence de leur alchimie ou le poids de leurs récriminations mutuelles. Tempérée par le temps passé depuis son explosion au milieu des années cinquante, adoucie mais espiègle comme vif-argent, acide et rêveuse, Audrey Hepburn sait exprimer l’ingénuité de la jeunesse aussi bien que les regrets tardifs d’une prise de conscience mélancolique. Albert Finney consacre quant à lui le charme hâbleur et la légèreté frivole d’un tempérament qui balance entre joie de vivre et désenchantement, et nuance son épicurisme naturel par une foultitude de non-dits. Dans l’insouciance ou la gravité, l’un comme l’autre apportent un concours décisif à l’ambition du cinéaste : faire une œuvre personnelle et non une œuvrette de circonstance, un film d’auteur et pas simplement de director. Pari tenu haut la main, car Voyage à Deux est peut-être la merveille la plus éblouissante que Donen ait jamais réalisé.


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Thaddeus
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le 8 nov. 2015

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