Serait-il possible que le professeur que vous aimiez le moins au lycée, voire à la fac, était en fait si exigeant parce qu'il avait foi en vous, avait saisi tout ce potentiel duquel vous n'étiez pas encore conscient? C'est un peu la question que se pose Damien Chazelle tout le long de Whiplash, deuxième film de sa carrière qui signera son premier succès grand public, qu'il tienne des spectateurs comme des critiques.


Majoritairement reçu comme l'un des films les plus importants de l'année 2014 (idée qui s'étendra plus tard jusqu'à la décennie), il traite si bien de tant de thématiques et d'un sujet si intemporel, la quête de la réalisation des rêves, qu'il ne pouvait que toucher un maximum d'âmes et s'imposer comme l'un des grands films du siècle. Il n'y a pas de doute là dessus, Whiplash marque une date importante dans l'évolution du film musical.


Que ce soit par le sérieux de son ton, toujours très grave, entre la névrose et la paranoïa, ou la dureté de son milieu, dépeint comme un camp d'entraînement dans lequel règnent les pires sévices, le long-métrage tient presque plus du thriller psychologique à tendance angoissante que de la quête de soi à laquelle on pouvait s'attendre; servi par cette mise en scène oppressante et rythmée qui manipule du début à la fin ses personnages, il nous plonge avec talent dans une intrigue de dépassement de soi permis par la présence violente et totalitaire d'un J. K. Simmons ultra charismatique.


Clairement pensé pour incarner le personnage central de l'oeuvre, Simons prête ses traits au personnage de Simon Fletcher, nom resté en tête pour nombre de spectateurs, dénichant un nouveau rôle dans lequel exprimer tout son charisme et son autoritarisme; quinze ans après le Spider-Man de Raimi, il aura enfin retrouvé la figure du persécuteur sans pitié, certes moins comique ici que dans l'univers de l'homme-araignée.


Toujours très professionnel, il enchaîne les scènes en maîtrisant sa palette d'émotions sans qu'on ne puisse rien lui reprocher, si ce n'est que sa prestation, survendue depuis des années, n'atteint pas non plus l'état de grâce décrit par maints critiques; s'il reste excellent, Simons n'est pas fascinant comme la figure contraire de Robin Williams dans Will Hunting, par exemple : il incarne son rôle avec une constance à toute épreuve, mais ne parvient pas à atteindre la phase supérieure de la prestation, ce naturel que Dicaprio, Pitt, Brando parviennent à coupler à leur professionnalisme.


A l'image d'un Miles Teller parfait en névrosé extrême, le reste du casting semble s'accorder sur les notes du chef-d'orchestre et suivre, dès les premières minutes, la direction entreprise par Simmons, qui impactera sur la vie de chacun des personnages, directement comme indirectement, volontairement ou non. C'est là qu'on se rend compte que Whiplash raconte presque plus l'histoire de Fletcher que celle d'Andrew Neimann, petit chat noir d'une famille aisée plus proche de la finance et des milieux populaires de la société que des clubs de jazz et des mentalités d'artiste.


Autant rendu névrosé par sa famille que par son manque de confiance en soi, ce personnage symptomatique d'une époque redouble d'effort à mesure qu'avance la pellicule pour réussir sa vie professionnelle en gâchant parallèlement sa vie sentimentale, jusqu'au point de non retour jurant cruellement avec la plupart des productions américaines modernes et grand public. Pour ceux qui avaient tendance à l'oublier, la deuxième partie est là pour nous le rappeler : Whiplash est un drame où la réussite de l'art prend le pas sur la vie de l'homme.


En ce sens, c'est absolument le contraire de Will Hunting, cité précédemment : là où Gus Van Sant décide de régler tous ses problèmes de jolie manière, Chazelle opte pour un réalisme plus brutal, duquel ne ressortira au bout du compte qu'une grande carrière artistique en perspective incompatible avec une vie amoureuse épanouie. Que ce soit par égoïsme, égocentrisme, paranoïa ou par l'évolution non voulue des évènements, on retrouve dans son cinéma cette incompatibilité entre la réalisation des rêves et le partage d'une vie commune.


Comme si l'amour avait entravé sa propre évolution d'auteur, comme si la personne désirée allait nous détourner de nos rêves; cette thématique visiblement chère à Chazelle, puisqu'on la retrouve poussée jusqu'à son paroxysme dans l'excellent La La Land, est complétée par la présence d'un père de substitution, mentor essentiel à l'avancée de chaque artiste, qui, s'il pourra paraître des plus odieux, sera considéré comme un mal nécessaire qu'on ne saurait apprécier à sa juste valeur.


La dernière demi-heure, concert sidérant laissant longtemps bouche- bée, affirmera l'idée de passation de pouvoir entre un maître et son élève, et de respect mutuel dans l'adversité : absolument prodigieux, il réunit tout le talent de son metteur en scène en matérialisant une heure et demi de tension, de conflit d'intérêt, de bras de fer musical et impitoyable dans une explosion de plans rapprochés et larges, allumée par la mèche d'un montage aiguisé comme un katana, libérée par le talent et l'alchimie régnant dans son duo d'acteurs principaux, Teller et Simmons qui trouvèrent là leur parfait Némésis.


Seul bémol au tout également présent lors de sa conclusion presque parfaite, la photographie de Sharone Meir (à l'origine de celle de Le Cercle - Rings et Pay The Ghost), monochrome, renferme l'oeuvre dans des visuels aux lumières et couleurs peu inspirées, majoritairement très chaudes, presque constamment jaunes, démonstration malvenue d'un manque de talent et d'originalité que Chazelle corrigera en employant le fantastique Linus Sandgren pour La La Land.


Le comble quand on disserte d'un univers aussi coloré que le jazz.

FloBerne

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