J’aime beaucoup les films de Nuri Bilge Ceylan, des deux que j’ai pu voir, j’ai à chaque fois beaucoup aimé, et c’est encore le cas avec ce film. Un film dans lequel on voit que le réalisateur a évolué dans son approche cinématographique, même si l’on reconnait sa signature artistique dans sa mise en scène. Mais là où Uzak et Il était une fois en Anatolie étaient des films très silencieux, et pas forcément très dialogués, aux influences plus tarkovskiennes, on a ici un film qui est avare de silence (ce qu’on peut lui reprocher d’ailleurs), puisque les protagonistes ne cessent de parler. C’est à la fois la force et la faiblesse de ce film d’ailleurs. Mais surtout, Ceylan renouvelle sa narration et explore de nouveaux thèmes, tout en gardant une approche très philosophique, comme il le fait toujours. Mais ici, nous sommes plus dans un film aux influences de Bergman, le Bergman couleur qui aime filmer des déchirements familiaux. Alors bien sûr, Ceylan ne copie pas Bergman, mais il y a une construction un peu similaire à celle de Cris et chuchotements (bien que le thème de la maladie ne soit pas abordée), une sorte d’enfermement dans un lieu symbolique et évocateur pour la famille déchirée.


Car oui, ce lieu, cet hôtel, devient une véritable scène du théâtre (le nom de l’hôtel se nomme d’ailleurs, un peu grossièrement, Othello...). Le fil narratif du film se construit autour des dialogues, de très grandes qualités d’ailleurs. Le film est une sorte de grand dialogue philosophique, abordant toute une flopée de thèmes. Les dialogues sont nombreux, peut-être trop nombreux, ce qui fait que c’est parfois un peu épuisant pour le spectateur, surtout quand le film dure plus de trois heures. Disons que ce que je reproche à Ceylan, c’est qu’il ne filme pas si bien que ça le quotidien, la lassitude, la vie routinière, déjà il n’y en a pas assez, et puis surtout ces scènes-là, si rares, ne sont pas très justes, un peu lourdes, toujours appuyées par une petite musique certes discrète mais cela ne m’a pas touché. Ceylan n’a pas réussi à transformer le matériau philosophique en véritable expérience artistique, esthétique. Car l’expérience que nous vivons dans Winter Sleep reste une expérience très philosophique, et de qualité.


Et ces grandes tirades philosophiques, ces longues confrontations, elles, sont excellentes. Les dialogues sont vraiment bons, eux sont très justes, ils abordent toute une flopée de concepts philosophiques, et surtout, ils permettent une construction très pertinente des personnages. Les discussions sur le mal sont assez géniales, doit-on absolument s’y opposer, ou peut-on rester passif vis-à-vis du mal ? Beaucoup de réflexions sur la morale, aussi, doit-on agir à l’aune d’une morale instituée, et y rester fidèle, comme le pense Kant, ou doit-on s’en extirper par honnêteté intellectuelle et pour retrouver notre liberté comme le pense Nietzsche ? Les réflexions sur la culpabilité sont très bonnes aussi, tout comme celles sur la volonté, réflexions parfois très spinozistes. Et ce long dialogue examine aussi l’être humain sous l'angle des rapports familiaux conflictuels, des conflits qui prennent leur source dans un désaccord idéologique (ici, je n’entends pas forcément une idéologique politique, mais une idéologie intellectuelle, philosophique - et parfois politique), mais ce désaccord n’est pas profondément clivant, et c’est là que c’est intéressant. Le déchirement auquel nous assistons ne vient pas forcément d’une lassitude, ou, tout du moins, cette lassitude n’est pas causée par le temps, causée par un désir de voir autre chose, mais par une incompatibilité ; les esprits des trois personnages sont incompatibles, mais pas assez non plus paradoxalement, ce qui laisse beaucoup trop d’incompréhension, de non-dit, de sous-entendu, d’ambiguïté entre les personnages. Leur incompatibilité est assez subtile, elle n'est pas si clivante que cela, et c’est parfois plus dur à vivre qu’une opposition totale, car l’opposition totale stimule souvent notre intellect, alors que dans des cas si ambigus, l’esprit intellectuel est bridé… Tous ces personnages ne sont pas si différents que ça ; ce sont des petits détails qui font qu'ils finissent par se détester, et c'est assez criant de vérité ce que nous montre Ceylan.


Quant aux personnages, ce qui est assez bon, c’est qu’on arrive tous à les comprendre et à les condamner en même temps. Mais ce que l’on retient tout de même, c’est que tous prônent l'acte désintéressé, mais tous agissent par intérêt. Non pas des intérêts financiers, mais les trois personnages ne cessent d’agir dans le but d’être flatté, ça en devient presque un jeu, celui de qui a le plus de mérite moral (une attitude que La Rochefoucauld a déjà condamné dans ses Maximes, me semble-t-il). Une sorte de compétition malsaine, qui contraste beaucoup avec la famille des locataires... On comprend les réactions d'Ismaïl face à cette fausse compassion. Et ils sont tous comme cela ; à force de trop de moral, ils en détruisent leur instinct moral, comme ne cesse de le stipuler Nietzsche (la morale tue la morale, car la morale dicte, et notre instinct moral ne peut plus s'exercer).


C’est ainsi que ces trois personnages ont à la fois tous tort et tous raison ; tout ce qui est dit est sensé, mais ce qui les a poussé à dire ces choses a un fond quelque peu douteux. Comme c’est souvent le cas lors de déchirements familiaux : il n’y a pas de réel coupable, ou plutôt, tout le monde est coupable, tout le monde subit la situation, mais tout le monde en est l’acteur, notamment quand ces drames familiaux ne concernent pas grand monde (ici, un homme, sa soeur et son épouse). La (fausse) morale devient un refuge pour des personnages qui ont, en quelque sorte, gâché leur vie. A défaut de foi religieuse, ils essaient de trouver une foi dans la morale ; mais cette foi est si fausse, si feinte, ils se mentent à eux-mêmes, et ne cessent de voir en l'autre le reflet de leur culpabilité, de leurs échecs... Chacun est le miroir de l'autre.


Un film assez intelligent donc, des dialogues assez brillants et des personnages très bien traités. Mais quelques lacunes tout de même : le film ne fonctionne que lorsque les personnages se confrontent. Les scènes de transition entre les différentes confrontations ne sont pas forcément bien maîtrisées, ce qui est dommage. Cela reste un film très bien traité, un vrai bon film de cinéma, mais pas totalement accompli.

Reymisteriod2
7
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le 29 nov. 2019

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Reymisteriod2

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