Dès le tout premier plan de son premier long-métrage, le réalisateur colombien Andrés Ramírez Pulido, né en 1989 à Bogota, frappe fort : un bassin, colonisé par des nénuphars et couvert de déchets végétaux, laisse luire sombrement les eaux noires de son œil rectangulaire au cœur d’une jungle qui impose aussi bien à la vue qu’à l’ouïe sa présence invasive. Car le fourmillement sonore de la forêt tropicale tient lieu de musique et anime cette image presque immobile de toute une vie grouillante, mystérieuse, et vaguement menaçante. D’autant que, par flashs, quelques plans ressaisissent les images, noyées de nuit et de violence, d’une scène de guet-apens suivi d’exécution sommaire.


Lorsque le fil scénaristique s’organise, il s’enroule rapidement autour du personnage central d’Eliú (Jhojan Estiven Jimenez), jeune homme grave et comme constamment tenu à distance de ce qu’il vit par les pensées qui l’absorbent, si bien qu’il semble aussi plein de potentielle douceur que chargé de potentielle violence. On comprend rapidement que, conduit au cœur de ce monde végétal les yeux bandés, afin de court-circuiter toute velléité de fuite, il purge là une peine, avec quelques semblables, sous la double bonne garde, armée et autoritaire, de Godoy (Diego Rincon), et, plus mentale et empathique, d’Álvaro (Miguel Viera), qui entraîne le petit groupe dans d’étranges exercices spirituels.


Alors qu’il apparaît comme fermement engagé sur le chemin d’une reconstruction, le jeune homme verra vaciller son nouvel univers, concentré sur la rénovation forcée d’une hacienda abandonnée, lorsque sera adjoint à son groupe, avec quelques autres, celui qui fut son ancien complice, El Mono (Maicol Andrés Jimenez), jeune homme qui paraît plus irrémédiablement engagé sur la pente glissante de la délinquance qu’Eliú. Cette présence offrira l’occasion, pour les besoins de l’enquête, de revenir sur le crime qui provoqua cette double incarcération, de fouiller les entrailles mystérieuses et vaguement magiques de la forêt, et aussi, en exacerbant les tensions, de catapulter chacun vers son propre destin.


Andrés Ramírez Pulido, également ici au scénario, réussit la prouesse d’obtenir qu’à aucun moment la tension installée dans le premier plan ne s’amollisse et qu’elle aille au contraire en s’intensifiant, par moments même jusqu’à l’insoutenable. Il est servi en cela par une économie de moyens remarquable mais, comme un très grand cuisinier, par d’excellentes ingrédients : en plus du jeu très naturel de ses protagonistes, volontiers recrutés sur le terrain, l’image, précise et fascinante, de Balthazar LAB, et surtout la « musique » envoûtante de Pierre Desprats, à peine musique, d’ailleurs, tant elle se fond et s’entortille avec une intelligence brillante aux bruits ambiants.


Il n’empêche : c’est en entendant, non sans surprise, éclater dans l’ultime scène une musique de variété plus banalement lyrique, que le spectateur comprendra que le héros est enfin parvenu à s’échapper d’une logique de meute, dans laquelle les seuls sentiments forts relevaient de la haine et du désir de meurtre, pour accéder à une trajectoire plus individualisée et à une gamme autre, plus ouverte, dans laquelle l’apaisement, la confiance, la pure joie d’être en vie, seront enfin autorisés.


Avec un film sombre, par moments inquiétant, Andrés Ramírez Pulido s’affirme comme l’un des réalisateurs essentiels d’Amérique du Sud et signe une œuvre qui clame toutefois puissamment les forces de la vie et de l’espoir toujours ouvert. Un message salutaire, où que ce soit, actuellement, sur la planète.

Créée

le 29 mai 2022

Critique lue 634 fois

13 j'aime

5 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 634 fois

13
5

D'autres avis sur L'Eden

L'Eden
Cinephile-doux
7

Le cercle de la violence

Il faut toujours se méfier de ses propres grilles de lecture cinéphiles. Ainsi, La Jauría, le premier long-métrage de Andrés Ramírez Pulido pourrait âtre vu, de prime abord, comme une réflexion sur...

le 15 oct. 2022

5 j'aime

L'Eden
Essence-Fondamentale
7

Le Jardin d'Eden est damné

"L'Eden" est un film mexicain qui raconte l'histoire de Lucio, un jeune homme qui quitte la ville pour s'installer dans une petite ville rurale avec l'ambition de démarrer une entreprise de cultures...

le 25 mars 2023

2

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3