Il s'agit ici d'un travail érigé dans le cadre du cours Cinéma et Jeu Vidéo, pour Mr. Therrien à l'Université de Montréal. Ce dernier consiste en l'étude d'un jeu vidéo sous l'instance d'une grille d'analyse. J'ai choisi de parler de "Heart of Darkness" en utilisant la grille "Cinématique : Fabrication et fonctions".


En 1991 sort Another World, un jeu d’action-aventure en 2D développé par Eric Chahi. Outre son gameplay et sa difficulté, qui aura marqué plus d’un joueur, le jeu propose des séquences purement visuelles, où le cadre se détache de son point de vue en tableau afin d’offrir des plans rapprochés en 3D de ses personnages.



Le mot « cinématique » sert à souligner le caractère séduisant d’une expérience vidéoludique dont l’esthétique visuelle des cadrages et des basculements de point de vue recoupe celle du cinéma.
Montembeault, H, Deslongchamps, M et Perron, B.



Une instance purement visuelle et contemplative, où le gameplay est absent.
Après 6 ans de développement, Eric Chahi partage la suite spirituelle de son précédent titre, en sortant sur Playsation 1, le jeu Heart of Darkness, aidé par Amazing Studio. Le jeu vient approfondir le travail de Chahi entamé avec Another World. Les cinématiques prennent alors une place bien plus importante au sein du titre.


[...]


Avant la sortie du jeu, Heart of Darkness est présenté au public de deux manières. La première est la bande-annonce, présenté au CES de 1994, montrant principalement des extraits de cinématique, notamment celle de l'introduction. Une voix over vient raconter l’histoire du jeune Andy, présentant le titre comme un jeu d’aventure. Le tout rappel par instant la bande annonce des Goonies (1985). [...]



On retrouve […] cet univers très américanisé à base de jeunes en casquette de base-ball, de cabanes dans les arbres, de mécanismes et d'objets bricolés […].
MTF sur le site Gros Pixels.



Bien qu’ayant pris quelques années de développement, le jeu sort dans une période où ce cinéma d'aventure, pour toute la famille, est encore beaucoup exploité, notamment chez Pixar et Disney. Cela explique ce qui a pu attirer de nombreux joueurs. Il est d’ailleurs important de noter les rumeurs de l’époque, quant à l’intérêt de Steven Spielberg pour une adaptation du jeu, prouvant fortement l’affiliation du titre avec certains teens-movie des années 80.


La seconde diffusion publicitaire du jeu n’est autre qu’un CD de démo, reprenant une grande partie de l’introduction du jeu, entre séquence de combat, d’escalade, et extrait d’une cinématique présentant l’antagoniste du titre. Le début étant chargé en action, le joueur est directement plongé dans ce que le titre a à lui proposer, et la présentation du grand-méchant appuie sur l’envie d’en savoir plus. Il est intéressant de noter la différence graphique entre les cinématiques, proche d’un film d’animation, et le gameplay, alors que Another World et son low-poly venait supprimer toute distinction visible entre les deux. Durant la conception, Eric Chahi a fait le choix de réaliser les cinématiques et les décors sur 3D Studio [...]. Cependant, le jeu tenant déjà sur deux disques, l’aspect graphique des scènes de gameplay se retrouve plus pixelisé dû à la compression.


Contrairement à Another World qui utilise la rotoscopie pour l’animation de ses personnages, Amazing Studio est venu animer chaque sprite des personnages à la main, à l’aide de DeluxePaint. Cela peut expliquer le décalage entre les décors 3D et les personnages 2D, contrairement à Another World qui gardé une illusion de continuité entre les deux. Le but de Eric Chahi était de ne pas « tomber dans le cliché du rendu ultra réaliste et trop propre de la synthèse ». Cependant, le travail colossal entrepris sur les animations vient donner une fluidité généreuse au personnage d’Andy, dans ses déplacements et ses nombreuses animations de mort, de même que le travail établi sur les cinématiques, rendant le tout plus attractif pour les joueurs.


Heart of Darkness est considéré comme un jeu d’aventure.



[…] le jeu d'aventure fonctionne dans la durée. Il est construit sur un scénario comparable à la trame d'un roman ou au découpage d'un film.
King, G. et Krzywinska, T.



La cinématique d’introduction vient exposer en 6 minutes les bases de l’histoire de Andy. Une introduction plus rapide qu’un film, mais comparable. Après un détour par l’espace pour présenter le générique, le jeu met en scène son personnage principal, endormi à l’école, rêvant de l’immensité de la galaxie. Son professeur, personnage plutôt sadique, vient le réveiller. Il le punit en le jetant dans un placard, se moquant de sa peur du noir. Le jeu établit directement le rapport avec son titre, le « cœur des ténèbres », donnant ainsi l’objectif inconscient qui guidera Andy tout au long de l’histoire : vaincre sa peur de l’obscurité. Une bonne partie de la cinématique d’intro se passe dans notre monde afin d’exposer clairement la vie très « américanisée » [...], ainsi que l’amitié d’Andy avec son chien Whisky. On présente ici l’objectif conscient de Andy : sauver le chien enlevé par les ténèbres.


Chaque cinématique du jeu est un moyen d’exposer les enjeux scénaristiques de l’histoire. Non seulement, on y suit les péripéties d’Andy, mais on aperçoit assez régulièrement le point de vue des méchants, offrant alors beaucoup plus de suspens, le joueur sachant ce que le héros ne sait pas. Un autre bon exemple de narration se trouve à la fin du CD 1. Il s’agit d’une instance narratif comparable à l’introduction. Dans l’ordre, on suit le sauvetage d’Andy par l’Ami, son arrivé au village, la confirmation des nouveaux pouvoirs d’Andy (découvert durant une phase de jeu), la rencontre avec le vieux sage du village, et l’attaque du village. Ainsi, Heart of Darkness n’hésite pas à mettre en pause le jeu durant plusieurs minutes afin d’exposer correctement son histoire, affirmer certains détails concernant les pouvoir d’Andy (la transformation de la pomme en arbre) et ajouter plusieurs scènes comiques.


Heart of Darkness est aussi un jeu d’action.



Basés sur la gestion d'éléments en mouvement, les jeux d'action font appel aux réflexes du joueur.
Jolivalt, B.



La difficulté renommée du titre n’est pas à prendre à la légère. Chaque tableau vient comprendre son lot de danger. Mélangeant plateformes et combat, le gameplay est rythmé par ces enchaînements répétés. Les cinématiques viennent ajouter une continuité fluide et encore plus rythmée grâce à la narration. On pense aussi aux nombreux éléments de transitions entre le jeu et les cinématiques. Lorsque Andy vient à chuter dans un tobogan de pierre, le jeu reprend en continuant l’animation de la chute. Le pied d’Andy s’accroche à une liane, et le personnage se retrouve suspendu au-dessus d’un marais. Le jeu reprend et le joueur doit se dépêcher pour trouver une solution avant de finir dévorer.



Dans une perspective cinématographique, la coupe est une opération de segmentation et de sélection des plans ensuite raccordés les uns avec les autres afin de former une scène ou une séquence.
Montembeault, H, Deslongchamps, M et Perron, B.



Dans une perspective vidéo-ludique, ce genre de transition permet tout autant de former cette segmentation qui caractérise le rythme du jeu. On peut d’ailleurs facilement nommer certains niveaux comme s’il s’agissait de séquence de film.


Mais le jeu reste difficile, et la progression rythmée devient en sois un objectif pour le joueur. Comme mentionné sur l’exemple plus haut, un moment d’inattention, et c’est la mort pour Andy. Une mort représentée sous la forme de cinématique, sois dans le moteur du jeu, soit dans une séquence 3D, comme les images de chute. Le jeu propose une large palette de mort différentes, ce qui contraste énormément avec l’ambiance Goonies du titre. Ici, la mort devient une forme d’humiliation pour le joueur, avec pour but de le pousser à performer. La cinématique narrative devient une récompense pour le joueur qui a su vaincre le défi proposé par Chahi et ainsi poursuivre la quête d’Andy : affronter sa peur.


Les joueurs ayant réussi à vaincre le mal, durant la séquence finale sur le pont, d’une difficulté accrue, auront pour récompense la cinématique finale, ne présentant d’ailleurs aucune princesse comme bonbon pour le joueur, mais simplement l’amitié de Whisky et quelques séquences comiques durant le générique. C’est ce contraste entre la douleur de l’échec et la joie de voir Andy réussir dans sa quête qui vient former ce sentiment d’aventure, qui se transformera en nostalgie au fil du temps.


Derrière la pochette du jeu est indiqué :



170 tableaux et plus de 30 minutes de séquences cinéma.



L’attractivité du jeu repose en grande partie sur ces « séquences cinéma », mais deviennent tout autant le moteur de la narration que celui de la récompense pour le joueur. Et on retrouve cette part cinématographique autant durant les cinématiques que les séquences de gameplay. Les animations, le rythme proposé par les combats, la difficulté poussant à la performance. Le jeu vient maintenir le joueur dans son univers en lui proposant une expérience autant inspirée du cinéma que du jeu vidéo.



Bibliographie



Montembeault, Hugo, Deslongchamps-Gagnon, Maxime & Perron, Bernard. 2018. « Le jeu vidéo et la notion de montage : se « couper » du cinématocentrisme ». Cinémas, Vol 28, no 2-3, p133–154.


MTF. 2014. « Heart of Darkness ». Gros Pixels, Octobre.


Odysseus. 2003. « Chahi, Eric ». Gros Pixels, Novembre.


King, Geoff and Krzywinska, Tanya. 2002. Screenplay : Cinema, Videogames, Interfaces. London : Wallflower Press.


Jolivalt, Bernard. 1993. Les jeux vidéo. Paris : Presses universitaires de France.

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le 10 oct. 2021

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