Évidemment, ce serait tromper que de prétendre que la lecture d À la recherche du temps perdu est un parcours de santé. Mais ne nous y méprenons pas : cela ne demande pas non plus un effort insurmontable tant le flot des mots et des sensations embarque le lecteur (que j'imagine comme moi sans préjugés) dès les premières pages du Côté de chez Swann. Encore faut il s'y reconnaître ou y pressentir ce qui (sauf à être insensible, n'avoir jamais connu la nostalgie de l'enfance, la peur de l'oubli qui suit le deuil - la mort tout court ? - , l'amour ou le doute toujours absolu de l'amour, les insomnies, la recherche de vérité dans l'implacable insincérité superficielle des "autres", bref sauf à n'être pas humain) nous lie sans qu'on l'ait voulu à cette oeuvre autant universelle qu'imposante ; et peut-être d'ailleurs d'autant plus imposante qu'elle est universelle.
Proust ne fait pas que dépeindre une époque ; Proust nous peint tous, si loin que nous soyons de son temps, de ses lieux, de son milieu. Proust se peint lui-même et surtout peint son lecteur. Pas un mot n'est de trop de ce vaste fleuve dont l'onde nous guide jusqu'à la dernière ligne, avec tantôt angoisse, amusement, beauté, tristesse, intimité, nous laissant avec ce sentiment définitif que nous venons de lire en nous-mêmes. Que ce qui s'est joué dans ces 7 volumes, de toute leur masse, de toutes leurs années fugitives, des souliers rouges de la duchesse de Guermantes au violon de Morel, de la captivité de l'amour contrarié et jaloux aux simples compensations de la vie, des Champs Elysées aux bains de mer, sont les déambulations et apartés quotidiens de notre propre vie. J'ai connu tout des notes aiguës de l'oeuvre, j'ai ma Gilberte et mon Albertine, j'ai mon Combray et mon Temps perdu. La Recherche donne cette immense satisfaction de pouvoir toucher du doigt les immenses perspectives du souvenir, de l'oubli, et donne une clé pour approcher ce que j'avais toujours cru impossible de saisir dans les êtres, dans les choses, dans la vase de nos propres émotions et même dans l'art. Proust est le meilleur des psychanalystes. Parce qu'il exprime sans promettre rien d'autre qu'être soi-même. Évidemment, les amateurs de sensations fortes diront que c'est long et chiant, que ça ne cause que des voisins de la cousine par alliance d'un tel (dont ils oublient le rang, parce qu'ils n'ont pas lu), que c'est atrocement noble et pédant. A ceux-là, il faut dire qu'ils n'ont rien compris. Ne leur en déplaise. Cette Recherche est la nôtre, sublimement mise en pages, et que nous poursuivons.