Début des années 80. Après 40 ans de dictature militaire franquiste, la démocratie est revenue en Espagne mais elle reste fragile. La preuve : sous la pression, le gouvernement Suarez (le premier vainqueur des élections libres et démocratiques) est poussé à la démission. Les attentats de l'ETA, la situation sociale, le chômage, les problèmes économiques, tout semble se combiner contre lui.
Le 23 février 1981, les députés sont réunis dans leur quasi-totalité pour voter l'investiture du nouveau gouvernement, en présence de Suarez et des ministres sortants. vers 18h20, une centaine de gardes-civils dirigés par le lieutenant-colonel Tejero pénètrent de force dans l'hémicycle et prennent en otages les députés. La démocratie paraît en danger.
Javier Cercas a été très marqué par une image. Les caméras de la télévision publique espagnole sont présentes en permanence dans l'hémicycle, elles ont filmé les événements. Alors que tous les députés et les membres du gouvernements se cachent sous leur siège, il reste trois personnes qui ont décidé de ne pas montrer leur peur et d'affronter directement les putchistes. Il y a Santiago Carillo, dirigeant du Parti Communiste Espagnol, longtemps en exil. Il y a Manuel Guttierez Mellado, vice-président du gouvernement. Et il y a Adolfo Suarez, le chef du gouvernement sortant.
C'est ce geste de défi qui va fasciner le romancier et va être à l'origine de ce livre. Un livre qui commence par un prologue passionnant, puisque Javier Cercas explique qu'il s'était longuement interrogé sur la forme à donner à son texte. En ferait-il un roman ? En ferait-il un livre d'histoire ? Allait-il développer un thèse en particulier ? Ou allait-il essayer de se montrer le plus objectif possible ?
Finalement, Anatomie d'un instant est à mi-chemin entre roman et livre d'histoire. Il est le résultat de trois années de recherches et d'entretiens (dont un avec Santiago Carillo), mais l'imagination est allé parfois suppléer les lacunes historiques.
Un roman historique, donc ? Il est vrai que dans son prologue, Cercas mentionne plusieurs fois l'exemple des Trois Mousquetaires de Dumas, mais pourtant c'est encore autre chose que nous avons sous les yeux. Et Cercas entame une réflexion aussi passionnante que subtile sur la frontière entre fiction et réalité et sur l'utilité de la forme romanesque pour atteindre une certaine vérité.


Anatomie d'un instant est un livre passionnant. Cercas va analyser dans le détail chaque aspect du coup d'état, ses principaux acteurs, ses principaux opposants (chacun des trois opposants aux putchistes aura son propre chapitre).
Et cela va permettre au romancier de dégager des réflexions formidables. Réflexion sur l'image en politique. Sur la parole en politique. Et sur l'action en politique. Et Cercas de fustiger tous ceux qui, en cette soirée et cette nuit, vont attendre bien sagement de connaître l'épilogue de l'affaire avant de prendre position. A l'inverse de Suarez qui, lui, va clairement se battre pour défendre la démocratie, d'autres opportunistes vont simplement se tenir près à soutenir l'un ou l'autre camp, en fonction du vainqueur.
C'est pour cela, également, que Cercas, bien que défenseur de la démocratie, ne fustige pas les putchistes. Au moins, eux se sont prononcé et ont pris une position, exprimée clairement, et qu'ils tiendront jusqu'au bout. Il passe de longues pages à expliquer le coup d'état, ou plutôt les coups d'état, puisqu'il montre bien que chacun des chefs putchistes (Tejero, Milans del Bosch et Armada, pour les trois principaux) avait, finalement, un objectif différent et un ennemi différent dans cette affaire. Pour l'un, il s'agissait de garder la forme démocratique mais en la rendant plus sévère, quand un autre voulait revenir à l'état franquiste où l'armée avait le rôle principal.
Et Cercas de décrire alors la fragilité de la démocratie. C'est sûrement là son objectif principal : montrer que la démocratie est constamment en danger, qu'à chaque instant elle peut être mise en péril, et que ceux qui tiennent à elle doivent être prêts à la défendre.


Le roman est constitué de cinq longs chapitres d'une narration dense et d'alternance de faits historiques et de supputations que Cercas peut toujours justifier. De réfutations aussi : l'auteur va attaquer les théories des spécialistes et les défenses des accusés.
Parfois un peu répétitif, son livre est quand même passionnant, à la fois sur le fond que dans sa forme.
Son livre montre aussi que, cinq ans après le rétablissement de la monarchie en Espagne, le roi avait déjà acquis une place cruciale dans l'état, et que Juan Carlos était un vrai politicien, fin et rusé.


A noter un magnifique article de Javier Cercas publié à la mort d'Adolfo Suarez, en mars 2014, dans Libération. L'écrivain compare l'Espagne de la Transition et l'Ouest américain de L'homme qui tua Liberty Valance, de John Ford. Cet article montre bien l’intelligence de Cercas, et complète sa passionnante réflexion sur la fiction qui dévoile la vérité : http://www.liberation.fr/monde/2014/04/06/adolfo-suarez-l-homme-qui-tua-francisco-franco_993573


Et pour les images du coup d'état, voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=QkYbYJWCFd0

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le 15 août 2014

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