La Fantasy française a toujours cherché à se particulariser par rapport à l’anglo-saxonne qui a popularisé le genre. Même si j’apprécie beaucoup quelques romans de fantasy français (La Horde du Contrevent est même mon préféré si on le considère), j’ai toujours ressenti cette impression qu’elle avait un certain « retard » par rapport à l’anglo-saxonne, ce malgré quelques exceptions (Les poisons de Katharz reflètent une certaine modernité dans son côté humoristique).


L’idée n’est pas de jeter une quelconque pierre : Ayesha est un roman prenant. Long à démarrer, à cause du twist de fin évident de son premier tome, il se bonifie à mesure de son avancement et révèle à la fois des profonds messages et une intrigue truffée de rebondissements. C’est que la Fantasy typée « orientale » est plutôt rare dans quelque contrée que ce soit, et ici l’immersion est assurée au maximum. On admire ces paysages fabuleux dans lesquels se déroulent les pires horreurs, porté par une plume délicate et talentueuse malgré quelques faux bonds. La forme est assurée de bout en bout et garantit une lecture agréable à n’en point douter.


Le fond aussi est théoriquement « sans reproche ». Les 1150 pages que contiennent cette saga dans sa version intégrale permet d’allouer assez de place pour traiter de nombreux thèmes. Plutôt discret dans le premier tome, qui en devient presque « hors-sujet » par rapport aux autres, l’intrigue principal se concentre sur la libération du Peuple Turquoise, des personnes principalement blondes aux yeux bleus réduits en esclavage durant des milliers d’années par pure volonté divine. Inverser le rôle des « aryens » par rapport à l’histoire de notre monde est un choix intéressant, d’autant qu’il est assumé jusqu’au bout. Le racisme et le fanatisme religieux sont en effet au cœur du récit, décrit dans toutes leurs facettes, mais surtout dans leur horreur et leur absurdité.


Quelques autres thématiques tentent de s’y glisser. L’inversion par rapport à notre réalité ne s’est pas effectuée jusqu’au bout, et il se trouve que le monde décrit est fort patriarcal. Opinion impopulaire, je ne suis pas fan de ce genre d’univers, d’une part car la fantasy est censée changer un peu des codes de notre monde, d’autre part car le rôle des personnages féminins s’en retrouve limité (même si Georges RR Martin a prouvé que l’on pouvait allier monde patriarcal et large galerie de personnages féminins bien écrits). Or ici c’est bel et bien le cas puisqu’elles se résument à Marikani, bien sûr, sa meilleure amie Liénor, ayant un rôle plus important que je ne l’aurais cru, Vashni, une courtisane dont je n’ai pas compris l’utilité, et une petite esclave fort attachante. Il y a des dizaines de personnages secondaires mais la quasi intégralité est masculine… Un tel monde n’est évidemment pas soutenu (surtout par les auteurs de la BD « La geste des chevaliers-dragons »), mais la dénonciation de son sexisme est sous-exploitée car coincée entre la dénonciation du fanatisme religieux et du racisme. L’unique scène vraiment impactante est celle où Arekh rencontre son « épouse » enfermée dans une cage dorée, choquante et très critique de ce genre de coutumes (même si c’est alors la seule religion monothéiste qui prend comme par hasard le plus cher).


Néanmoins, il faut admettre que beaucoup de personnages marquent par leur profondeur et leur humanité. Arekh n’apparaît pas sympathique lors des premières pages, carrément cynique et à la mentalité douteuse (il ne considère pas le viol comme « trop grave » par exemple), heureusement il évolue durant tout le récit, s’apprend lui-même, se requestionne et subit des épreuves. Il en va de même pour Marikani dont certains choix semblent douteux mais qui sont justifiés par son parcours et sa douleur. Restent que je n’ai jamais trop su penser de Harrakin et de Liénor, qui tantôt apparaissent comme dotés de loyauté, tantôt commettent les choix les plus inhumains. Je n’ai pas accroché en revanche au personnage de Laosimba. C’est le prêtre fanatique dans toute sa caricature, « increvable » pour des raisons scénaristiques, qui torture et tue parce que le récit l’exige, et fait sombrer le thème de la religion dans le pur manichéisme alors que le reste de l’histoire est plutôt nuancé à ce sujet.


Hormis ces défauts cités plus hauts, Ayesha est efficace du début à la fin. Ce récit prenant et rythmé alterne intelligemment entre des batailles entre épique et cruauté, découverte des coutumes des différentes régions et exil d’un peuple trop longtemps maltraité. Bien des scènes impactent, et c’est là que cette histoire réussit le mien : parler de notre réalité dans un monde totalement imaginaire (d’inspiration évidente). Voilà le principal objectif de la fantasy, ici rempli honorablement.
Que serait une longue histoire sans sa fin ? La bataille finale est prenante même si elle tombe dans un certain travers de « tuer les personnages secondaires vite fait bien fait ». Je craignais alors que la facilité soit choisie, que les dernières pages contredisent le message principal du roman, mais il n’en est rien :


Même victorieuse, prête à emmener son peuple en sécurité, Marikani s’aperçoit qu’elle est devenue ce qu’elle avait toujours juré de combattre : une source de fanatisme. Son peuple la considère comme une déesse et ils sont prêts à mourir pour elle, tels les esclaves qu’ils sont restés. Marikani souhaite les libérer de leurs chaînes en révélant la vérité, mais Liénor la poignarde pour qu’elle ne le fasse pas, et Arekh lui ment tandis qu’elle agonise. Voilà de quoi détester ces deux personnages même si leur choix est compréhensible… Mieux vaut-il un doux mensonge qu’une cruelle vérité ?


Un final cohérent avec l’histoire donc. Au total un bon livre dont je ne regrette pas la lecture, juste que j’aurais espéré être encore plus immergé dedans

Saidor
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le 17 févr. 2019

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