Les goûts du public français de 1888 sont nettement perceptibles dans les choix opérés par Jules Verne dans ce roman d’aventures : l’exotisme, le sentiment qu’il reste des espaces sauvages à maîtriser sur la planète, le désir de se faire raconter une histoire morale et éducative, fondée sur quelques principes simples : le jeune garçon doit devenir homme en exerçant son courage et sa virilité dans les épreuves ; la solidarité et la tolérance permettent de l’emporter sur l’égoïsme et les querelles.

On est malgré tout touché par la distance entre cette morale et celle qui prévaut aujourd’hui : le public est saturé d’exotisme (même le tourisme spatial est en voie de banalisation), la mondialisation anéantit les différences de mentalités (tout pour le fric, morale universelle), le monde est infiniment plus petit (Google Earth vous repère en dix secondes tous les bistrots au pôle Nord ou dans la plus plate des îles du Pacifique), et il n’y a plus rien à conquérir spatialement sur notre planète (tout est approprié, répertorié, étiqueté, surveillé, et, de toute manière, c’est vraiment très vilain de conquérir).

Cette distance entre le lecteur d’aujourd’hui et celui de 1888 s’aggrave des contraintes éditoriales entre Hetzel et Jules Verne : ce sont des ados qui lisent, donc mettez des ados en scène ! Pas de problème : Jules fourre quinze garçons de huit à quatorze ans dans un bateau en perdition quelque part dans le Pacifique, et qu’ils se débrouillent !

Déjà, ça manque de filles, et c’est rien de le dire. Plusieurs des héros du roman étant clairement de petits gentlemen super bien habillés même au plus fort de la détresse, on se soucie de l’éducation des garçons face à l’adversité, et pas plus. D’autre part, Jules Verne n’est pas Freud, et il est visible qu’à ses yeux, les « jeunes garçons » ne sont que des adultes en miniature, qui n’ont pas de spécificité adolescente particulière, sauf précisément la carence de qualités adultes. C’est un peu court, mais justifié au chapitre III par les particularités de la « British education. »

Jules Verne ayant largement pris le rythme de produire un ou deux romans par an (« Deux ans de vacances » est le 38e de ses « Voyages Extraordinaires »), on sent qu’il ne se gêne pas pour accrocher le public : on démarre en pleine tempête, il n’y a que des gosses à bord, et on ne saura pas comment une situation aussi incroyable a pu s’installer avant le chapitre III ! Les deux premiers chapitres présentent de manière assez pressée les principaux garçons en présence, et on perçoit déjà les grosses ficelles de l’intrigue : trouver une île certes, mais aussi se supporter entre Anglais et Français, Blancs et Noirs... De quoi faire du roman une belle leçon de morale....

Ces deux premiers chapitres abondent en termes techniques de marine, et le lecteur fera bien d’avoir un lexique spécialisé à proximité. Par ailleurs, histoire d’aller plus vite, Jules Verne mêle aux aventures des garçons des réflexions sur chaque péripétie, réflexions qui ont un ton plutôt « adulte », et qui soulèvent des éventualités dont on peut douter que les gosses soient en mesure de les prévoir.

Le chapitre III, supposé expliquer la situation étrange dans laquelle se trouvent les garçons, est traité avec une remarquable légèreté formelle : Jules Verne y insère quasi directement les matériaux de base de l’intrigue : on sait tout de suite qu’il y aura des Anglais, des Français, un Américain, qu’ils ont des origines sociales et des caractères peu compatibles, et donc qu’il va falloir qu’ils apprennent à collaborer et à se supporter. Normalement, le lecteur découvre ceci par petites touches, au fil de l’action. Mais ici, le bon Jules balance tout en vrac d’un coup. Quasiment un plan de scénariste. Faut pas se gêner.

Dans une introduction (peu fréquente dans « Les Voyages Extraordinaires »), Jules Verne ne fait aucun mystère sur son inspiration : il décide de surfer sur la vague des « Robinsonnades » (romans inspirés de « Robinson Crusoë »), dont il avait donné quelques préfigurations (dont « Un Capitaine de quinze ans »), et il donne même la liste des romans concurrents (dont « Le Robinson Suisse »)! Bref, Jules nous sert sans aucun fard les ressorts de son inspiration et la trame de son roman. On s’en fout, c’est pour les gosses !

L’objectif de Jules Verne étant éducatif et non tragique (ce qui serait le meilleur moyen de perdre des lecteurs), les garçons se tirent des situations les plus angoissantes par des coups du pouce du destin peu crédibles. Par exemple, quand leur bateau, qui menace de se briser sur des récifs, est brutalement soulevé par une vague de six mètres (alors même que la tempête est en train de se calmer !) qui le fait carrément sauter au-dessus des récifs sans dégâts ! Les vagues ont bon dos. Et ce bateau, par quelle tragédie quinze gosses s’y trouvent-ils seuls ? Pas compliqué : l’amarre a été enlevée (accidentellement ???) la veille du départ, alors que les adultes de l’équipage étaient allés boire un coup. Et la tempête pousse le bateau rapidement hors du port pendant que les gosses dorment dedans. Ben voyons. Ça évite certes les explications plus sanglantes, mais quant à nous demander d’y croire...

L’essentiel de l’action répond aux passions exploratrices-colonialistes de ce bel âge de l’impérialisme : les garçons bricolent, montent, démontent, construisent. Gros boulot. Je ne me souviens pas que le Robinson Crusoë d’origine ait autant bossé sur son île. En fait, pendant toute la première moitié du roman, c’est juste une découverte de l’île et les mesures prises pour s’y adapter. Les suspenses sont menus et limités. Comme à son habitude, Jules Verne nomme des listes impressionnantes de pièces de bateau, des oiseaux, des mammifères, des plantes. Pas pour rien que son temps est celui des grandes encyclopédies style Pierre Larousse. On ne croit pas trop que les gosses connaissent vraiment tous ces noms.

Jules Verne se fend même d’une carte de son île (fictive). Un peu bizarre, l’île de quarante kilomètres de long. On y trouve à la fois des déserts de sable, des marécages et de la forêt tempérée. Le climat doit être bien spécial pour produire tous ces paysages sur une si petite surface ! En plus, il y a un énorme lac central (d’eau douce), et on se demande d’où peut sortir toute cette flotte non salée sur une si petite terre. Les montagnes sont insignifiantes, et ne peuvent jouer le rôle de « château d’eau ». En plus, il ne pleut pas excessivement. On sait, à la fin du roman, que l’île dont Jules Verne a emprunté le nom est l’île Hanovre, qu’elle existe vraiment, quelque part dans le labyrinthe des îles qui bordent la côte Pacifique du Chili, mais que ni ses contours ni ses paysages n’ont rien à voir avec la carte qu’en donne Jules Verne.

Reflet de l’époque, la rivalité entre l’orgueilleux petit Anglais, et le jeune Français, auquel va la préférence de l’auteur. Entre les deux, le jeune Américain sert assez souvent de sage arbitre, mais il n’est pas dénué d’esprit colonialiste, lui aussi. En fait, ces rivalités se limitent à chercher à avoir raison sur des points pas encore vérifiés (on est sur une île, ou sur un continent ?). Ça ne va pas loin. Il y a des mouvements d’humeur, mais pas de rupture, aucune grossièreté. On est entre gentlemen. Je suis mort de rire à l’idée qu’on pourrait réécrire le même roman avec les réactions des gosses d’aujourd’hui et leur langage, qui serait bien autrement vert !!!

Aux prédilections nationalistes de l’auteur, s’ajoute une esquisse d’utopie. Ce monde clos, finalement peu hostile aux gosses (qui y trouvent aisément de quoi manger, s’abriter, se chauffer, etc.), leur laisse des moments libres pour constituer entre eux une société politique. Sur le modèle anglais, mais aussi français, on vote pour élire le chef pour un an, et on lui obéit sans rouscailler. Bien entendu, l’arrogant Anglais, Doniphan, frustré de sa soif de domination face au gentil Français Briant plein de vertus, s’engage dans une entreprise séparatiste, contraire aux idéaux solidaristes du bon Jules. Il n’en est que plus surprenant d’assister à un revirement complet de Doniphan assez tard dans le récit. Jules Verne est un optimiste !

On étudie (quelques bouquins sont sauvés du naufrage, les plus âgés enseignent aux plus jeunes), on fait du sport. Mens sana...

Formant contraste avec l’observation méticuleuse des efforts quotidiens – très généralement couronnés de succès – des enfants pendant les deux premiers tiers du roman, le dernier mouvement est plus angoissé : des bandits ont débarqué sur l’île et menacent la petite colonie ! Occasion pour Jules Verne de nous concocter un premier modèle de cerf-volant-parapente à des fins d’observation ! Cette troisième partie, nettement délimitée dans l’intrigue, sa caractérise par l’accélération des évènements, l’apparition, en peu de pages, d’une figure paternelle et d’une figure maternelle (indépendantes) dans ce monde d’enfants, et une clarification de la position géographique de l’île où l’action se situe.

La conclusion, véritable morale presque du style « Fables de La Fontaine », souligne la vocation éducative du roman, tout en reconnaissant les limites de la vraisemblance de l’intrigue qui s’y trouve exposée. Amuser tout en éduquant, sur un ton finalement bienveillant, et en prenant quelques libertés avec la réalité, voilà de la bonne littérature « pour la jeunesse » telle qu’on la concevait au XIXe siècle !
khorsabad
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le 6 sept. 2013

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