Fief
7.3
Fief

livre de David Lopez (2017)

De l'autre côté de la frontière.

Lire Fief pour qui a grandi dans cette France péri-urbaine, c'est à coup sûr se recevoir un magistral crochet du droit en plein dans la mâchoire, à l'instar du personnage principal que l'on hésite à qualifier de « héro ». Le roman de David Lopez c'est à la fois une langue, un espace, et une culture. On pourrait même dire que c'est le roman d'une nation recluse derrière ses frontières épaisses et recouverte de barbelés invisibles. La langue c'est celle de l'argot des jeunes de banlieue pavillonnaire. L'espace lui, est résolument définit par sa dimension chimérique, un formidable non lieu situé à peu près nul part et partout, mais surtout nul part. et puis une culture, celle de ces jeunes qui la peuplent anonymement, presque en se cachant, ou pour mieux échapper au monde.
Le récit suit la vie de l'anti-héro Jonas dans cet entre-deux qui sépare son dernier combat de boxe qui se solda par une défaite, de sa revanche qu'il tentera de prendre. Les 17 chapitres qui scandent Fief son alors autant d'occasions pour l'auteur de brosser, dans une langue familière sans concession, le tableau de la vie quotidienne d'une bande de jeunes de la banlieue péri-urbaine. On y découvre des personnages qui, s'ils semblent marginaux vue de l'extérieur, paraissent pourtant tout à fait intégrés dans leur milieu, maîtrisant à la perfection les codes sociaux (habitus?) nécessaires pour évoluer dans ces quartiers. Alors oui, ils passent le plus clair de leurs journées à traîner les uns chez les autres, et à partager leur temps entre la consommation d'alcool, de drogue et les jeux de cartes ou vidéos ; le plus souvent tout cela à la fois et sans discontinuer. Ils nous apparaissent comme déscolarisés, sans emplois, parfois bien mal alphabétisés, mais parfaitement à l'aise dans cette marge de notre société que constitue ces petites villes déclassées, éloignées des centres. C'est d’ailleurs bien parce qu'ils sont conscients de n'être personne et de vivre nul part qu'ils perpétuent malgré eux les modalités de leur propre relégation. Dans le microcosme de leur quartier, ils sont un peu les rois, tout le monde les connais et ils se reconnaissent entre-eux. Leur langue, leurs attitudes, leurs vêtements les rassurent tout en les excluant du reste de la société. « Bien-ou-bien ? » « wesh », «  garrot », l'utilisation des insultes à tout bout de champs, souvent même en guise de surnom affectueux : « fils de pute », « bâtard ». Ils persistent à incarner une culture viriliste et homophobes sans forcément en avoir conscience, plus par mimétisme : « baltringue » « salope » « pute ». Dans ce quartier, on y écoute pas de la pop, du rock ou de la folk, ou du reggae, mais du rap quasi exclusivement.
Ce que nous donne à voir l'auteur dans son roman, c'est au fond une communauté avec ses codes auto-excluants, sa culture propre, et finalement une destinée toute tracée qui en découle directement:la prison, le chômage, et surtout, l'immobilité passive à l'instar du père de Jonas, ancien espoir du football qui semble beaucoup apprécier le cannabis et la télé.
Au milieu de tout-ça le protagoniste semble se débattre sans force et perdre peu à peu du terrain face à son adversaire incarné par son environnement. Fataliste il n'a pas les ressources pour s'en sortir. Être médiocre ne lui permettra pas de réussir quoi que ce soit, il part de trop bas, de trop loin. Condamné à l'excellence, et comme en boxe, à battre les meilleurs, il n'y parvient pas et semble résigné à emboîter les pas de son père. Trouvant pour seul réconfort ses joints, un peu de porno, les soirées arrosées, et un ennuie familier et protecteur. Il souffre de sa propre atonie mais ne possède rien qui puisse lui permettre d'échapper à une vie passée au fond de son quartier, organisée entre cdd à l'usine et périodes de chômage. Le plus dur étant que contrairement à Lahuiss, son ami qui est passé « de l'autre côté de la frontière » et qui fait des études, et à ses autres amis qui n'ont pas même conscience de leur situation (ou à peine, par fulgurances), lui n'a pas la force de passer la frontière, mais garde la souffrance de la conscience claire de sa condition. Alors avouons-le, combien sommes nous à nous reconnaître dans ce personnage que tout semble dépasser ? Et c'est la force de ce roman, il nous fait mal parce qu'il nous remet les idées en place, subtilement ou non, mais il le fait, et nous redonne à nous lecteur de l'espoir, paradoxalement.
Voici quelques extraits illustrant le caractère résigné et apathique du protagoniste, un caractère si commun qu'il sera sans doute difficile pour beaucoup de ne pas y reconnaître a minima, une version refoulée d’eux-mêmes, qui les hante tandis qu’ils luttent pour s’en sortir: « J'entre à pas de loup, et à peine trois minutes plus tard je suis en caleçon dans mon lit, porno sur l'ordi, matos sur les cuisses. J'effrite un joint de compétition, j'en met deux dans un seul. […] Il en reste pas mal à fumer. Je tiens à le finir mais je somnole entre les lattes. Je suis bien, là. Dans cette bulle, je n'ai de compte à rendre qu'à la partie de moi la plus complaisante. Celle qui cautionne tout du moment qu'on lui pardonne. C'est ma place. Je peux être paresseux, je peux croupir, ne me soucier de rien, je n'ai mal nulle part. » « Et puis bon il m'a tout appris le vieux, alors aujourd'hui je parle comme lui, je ne suis pas loin de penser tout pareil. Je ne suis jamais qu'un disciple fidèle à son maître ». Ce second passage définit assez bien la personnalité de Jonas qui n'a pas l'indépendance d'esprit suffisante pour se détacher de ses modèles bons ou mauvais et trouver sa voie propre. Il réitère les schémas de vie de son père, de même qu'il n'ose pas s'opposer à son maître, se privant alors de toute opportunité d'être un peu plus qu'un disciple. Il ne dépassera donc jamais le maître et il l'avoue lui même.

Et puis ce passage dans lequel Jonas regarde ses amis le supporter avant un match de boxe qui sonne le glas de toute tentative de révolte : « Je pourrais faire ça pour eux. Ça aurait du sens. Leur montrer qu'on peut se battre. Lutter pour devenir meilleur. Qu'on n'est pas prédestiné. Que le travail peut mener à la récompense. Je pourrais avoir ce rôle. Sauf que moi je voudrais être à leur place. Moi aussi je voudrais être la haut, à regarder quelqu'un le faire pour moi. »

Arrêtons nous pour finir sur ce large extrait qui résume à lui seul cette idée de « frontière » qui séparerait une certaine tranche de la jeunesse du reste de la population. Une frontière entre zones géographiques qui est bien plus opaque encore sur le plan culturelle.
« On arrive devant un premier bar, dans une rue piétonne. A l'intérieur il y a un concert, le genre de groupe avec trois mecs, guitare basse batterie. Dehors, des tables comme celles sur lesquelles ont fait des pique-niques sur les aires d'autoroutes (intéressant car la référence est le pique-nique et l'air d'autoroute quand les utilisateurs du bar, et vraisemblablement le personnel à d'autres images en tête alliée aux pubs, au vintage ect). Blindées de monde, Poto passe son menton par dessus mon épaule et me dit tu vois Jonas, c'est de ça que j'parlais tout à l'heure, on va pas là c'est mort. Habib lui, il rigole, il fait mais bien sûr on va pas là t'as cru j'allais chanter de la country où quoi, et Sucré dit mais les gars c'est pas de la country putain vous racontez que de la merde, et puis arrêtez d'être fermé comme ça, ils vous ont rien fait les gens, et Miskine fait Wesh téma celui-là là-bas, avec ses trous dans les oreilles, et l'autre la haut avec son béret, vas-y ils sont chelous les gens ici. »

Cet extrait est particulièrement parlant. L'incapacité à reconnaître un groupe de « rock » pour certains protagonistes, tout de suite associé au rejet de la country. Ce n'est pas l'expression d'une culture vaste et d'une attitude ouverte et bienveillante face à l'inconnu. D'ailleurs il est dit plus loin qu'une fille du bar s'éloigne d'eux en les voyants arriver, témoignant par là d'un rejet réciproque. En effet, avec leur joggings et leur pulls à capuche ils ne sont pas les bienvenus, par ailleurs ils partent d'eux mêmes. L'association des tables avec les pique-niques sur les airs d'autoroute témoigne d'un imaginaire et de référents forts différents de ceux des clients du bar qui associent plus certainement ces tables (sans doute en bois), aux pubs irlandais ou londoniens, à la récup écologique, au vintage et aussi sans doute au pique-niques...mais à l'ombre des pins du sud-ouest. Les codes vestimentaires sont importants, ceux de Jonas et de ses amis font peur en dehors de leur quartier, tandis que les protagonistes méprisent et rejettent fortement ceux des autres. Les goûts musicaux et vestimentaires (associés à des niveaux de vies évidemment différents) sont une des frontières qui séparent Jonas, ses amis, du reste de la société. La frontière du langage en est une autre comme en témoigne cet extrait, et le passage de la dictée qui met à nue les difficultés orthographiques de la bande.

Frontière et conditionnement par le milieu font partis des thèmes majeurs de ce roman, avec celui de l'opposition centre-périphérie. Nous y percevons assez aisément la touche du sociologue. Alors, à travers le portrait de ces personnages, on voit bien qu'il existe quelques minces passerelles, des checkpoints de part et d'autre de la frontière. Mais à l'instar du personnage de Lahuiss qui tenta un temps de garder un pied sur les deux rives, on échappe à cette condition de relégué qu'en reniant un peu, ou totalement ses origines. Ce milieu qui nous apparaît si marginal et refermé sur lui même, c'est bien celui du péri-urbain, celui de la classe populaire et moyenne basse qui vit en dehors des centres, attiré par un foncier plus abordable. C'est tout le paradoxe de cette marginalité qui n'est pourtant rien d'autre que la culture populaire.

Alex_rainbow
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le 4 sept. 2018

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