Fortune carrée
7.9
Fortune carrée

livre de Joseph Kessel (1932)

J'aime bien les flims de Pierre Schoendoerffer. Le Crabe Tambour, Dien Bien Phu, j'aime bien. Ca sonne aventure, ça raconte bagarre, on n'est rarement perdu niveau acteurs (souvent les mêmes Bruno Cremer ou Jacques Perrin...). C'est très bien pour les gens comme moi qui ont leurs petites habitudes. Quand ce brave homme est mort, je suis allé voir par curiosité ce qu'il avait fait dans sa vie sur sa fiche Wikipédia. Il y avait écrit qu'il avait lu Fortune carrée et que ça lui avait donné le goût de l'aventure.

J'aime bien aussi François Rollin. Je bois les textes de ce magicien des mots. Quand on est capable de manier les termes les plus difficiles, de les coller dans un contexte valable ET de rendre le tout extrêmement facile à lire et même pire! à s'écrouler de rire, on ne peut qu'admirer et écouter toutes les bêtises qu'il a pu raconter un jour où l'autre. Si bien qu'une fois, en trainouillant sur Youtube, je suis tombé sur une vidéo de lui à quelque salon du livre où il disait que Fortune carrée lui avait marqué sa vie.

Bon, si Schoendoerffer et Rollin ont été marqués par ce livre, c'est qu'il y a une raison. Et la raison, c'est qu'il s'agit d'un putain d'excellent bouquin!

L'auteur de Fortune carrée, Joseph Kessel, est surtout connu pour son roman Le Lion (que j'ai pas lu) et pour sa chanson Le Chant des partisans, qu'il a co-écrite avec son neveu Maurice Druon. C'est surtout un aventurier comme on n'en fait plus, avec un bloc de voyages, de notes, d'articles, de bouquins extrêmement impressionnant. Et entre deux articles pour France Soir, il a réussi à se faire élire à l'Académie française, certainement pour y taper un roupillon.

Fortune carrée est un roman d'aventure qui est quasi-autobiographique. En fait, les personnages qui y sont décrits ont existé et Kessel les a personnellement rencontrés. Des personnages hauts en couleurs comme ce contrebandier français Henri de Monfreid (Mordhom dans le livre), ou comme Hakimoff (Igricheff dans le livre), cet officier de l'Armée rouge, comte de la Russie impériale, fils d'un colonel de cavalerie russe et d'une Kirghize, qui ne va que là où il peut flairer de la bagarre. On trouve aussi des tueurs éthiopiens avec des bracelets en peau humaine, et l'un d'entre eux arborent même fièrement ses 7 balafres sur la figure, une pour chacun des ennemis qu'il a tué. On trouve aussi Hussein, un sous-officier de l'armée de l'Imam du Yémen, qu'il quittera pour suivre Igricheff dans ses aventures. Mais le personnage qui me marquera le plus, c'est Mohammed dit le Terrible, chef des pirates zaranigs, en guerre contre l'Imam du Yémen. Il n'apparaît que durant une pauvre page, mais il s'impose direct, comme si on le vivait en vrai. Par la description que Kessel en fait, je n'ai rarement vécu un personnage aussi puissamment.

Les descriptions d'ailleurs, c'est ce qui fait la force de ce livre. On voit les djébels et les villages qui y sont accrochés, on voit le désert du Tahama et la Mer rouge. On a l'impression de fouler le sable brûlant de l'Ethiopie, sur les hauts-plateaux et dans les passes. Moka (pas le café, la ville), Bab el-Mandeb, ces noms resteront dans votre mémoire. Le paysage est très coloré, on baigne dans le style habituel de Kessel, à base d'onirisme, de muscles d'airain et de nuits étoilées

Néanmoins, ce n'est pas un hors-série Geo sur le Yémen. Car en lisant Fortune carrée, on ne traverse pas les pages façon touriste béat avec bob, tongs et Camping Car rempli de toute l'idéologie occidentale: on est au Yémen et la violence y est "normale", comme si le standard d'une vie pépère passait là-bas par quelques pains dans la gueule et des bastos dans le buffet. Le comte russe Igricheff, ou le soldat Hussein, Youssouf ou Goumi, ce sont des mecs violents, ils s'y complaîsent et ça ne dérange personne autour d'eux, sauf leurs ennemis bien entendu hinhinhin.
Kessel arrive à faire de cette violence un nouveau standard pour le lecteur, mais sans jamais chercher le gore ou le sado-masochisme. Ce n'est pas un flim d'action américain où on peint la mort avec plein d'effets pour plaire à la plèbe. Dans le livre, elle arrive, c'est tout. Souvent on s'en fout, c'est parfois déprimant mais ce n'est pas écrit pour nous tirer la larme, même devant le sort terrible de certains des personnages avec qui on a vécu une bonne partie du livre.

Des personnages pour nous accrocher, des décors pour nous émerveiller et cette violence standard pour nous dépayser, voilà les qualités de ce livre puissant. Je suis certain que si j'avais lu ce bouquin alors que j'avais 16 ans, j'aurais fait mon balluchon et j'aurais tenté une aventure comme Mordhom ou comme Igricheff: une vie à 100 à l'heure, à cheval sur Chaïtane ou à bord de l'Ibn el Riheh. Et au niveau du Bab el Mandeb, j'aurais fait claquer contre le mât la fortune carrée, la voile des tempêtes.
Et après, je me serais fait arrêter par un navire américain de la Combined Task Force 150 qui m'aurait pris pour un pirate somalien... Que notre époque est nulle...
aubustou
9
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Créée

le 23 sept. 2012

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